Des militaires et de la République…

Comme beaucoup de Français, j’ai longtemps eu une vision un peu caricaturale de nos armées. Jusqu’à ce que je me retrouve sous les drapeaux dans le milieu des années 70. J’y ai découvert des officiers scrupuleux, profondément engagés au service de leur pays et loyaux à l’égard de nos institutions. Des officiers à l’écoute des hommes placés sous leur commandement, désireux d’apprendre à leur contact, curieux de cette diversité sociale qui leur était confiée. Et mon regard en a été profondément changé. Aujourd’hui, dans une société qui a oublié le brassage social que permettait la conscription, les clichés les plus éculés se sont de nouveau répandus et les militaires sont souvent regardés comme un corps fasciné par les armes, replié sur lui-même, ayant le culte du chef et de l’autorité.

C’est oublier que les militaires savent ce qu’est la fraternité vécue dans l’engagement comme ils savent ce qu’est le prix du sang versé. C’est oublier aussi que c’est aujourd’hui l’une des rares institutions de notre pays où l’intégration se fait sans distinction des origines et des religions, et dans le respect de ces dernières. Ajoutons à cela que peu d’organisations ont connu une révolution complète en si peu de temps. En effet, pour passer de la conscription à l’armée de métier après la décision de Jacques Chirac de mettre fin au service militaire, il a fallu recruter des femmes et des hommes que rien n’obligeait plus à servir sous les drapeaux, les former, leur donner un métier qui leur permette ensuite de se reconvertir, gérer ces nouvelles ressources humaines et dans le même temps s’adapter à une considérable mutation technologique. Cela ne fut pas sans difficultés. Mais là, ni blocage, ni grèves à répétition… Pour un corps réputé traditionnaliste, chapeau !

Alors, quand des officiers prennent la plume, cela mérite attention. Bien sûr, la virulence de leur tribune publiée par l’hebdomadaire « Valeurs Actuelles » méritait une vive réaction. Car en s’affranchissant de leur devoir de réserve, ces officiers font pression sur le politique en des termes où certains voient un peu vite une remise en cause de la légitimité républicaine. En signant ce texte, ils savaient qu’ils ne pouvaient que s’attirer les foudres de nombre de politiques et d’éventuelles sanctions de leur hiérarchie. Pour autant, on ne peut s’en tenir à ce constat et refermer le dossier comme si de rien n’était, par un brutal rappel à l’ordre et une simple réaffirmation de l’autorité du politique sur le militaire. Quatre observations s’imposent.

La première tient au langage employé. Les « hordes » de banlieues, la distinction entre nos concitoyens « européens » et les autres, la vision figée et passéiste de notre civilisation, tout cela relève de la rhétorique de l’extrême droite. D’ailleurs, en évoquant des « hordes » à propos de jeunes abandonnés* dans leurs quartiers et soumis à la loi des dealers ou à celle des recruteurs du salafisme, les officiers signataires de cette tribune ont commis une faute : Ils quittaient implicitement le terrain de la responsabilité de la République pour s’engager sur celui du combat visant à repousser ceux qu’ils assimilaient ainsi à des envahisseurs barbares. Comment ne pas s’en inquiéter ? Et Marine Le Pen ne s’y est pas trompée qui a aussitôt invité les signataires à la rejoindre.

Seconde observation, et malgré ce qui précède, il y a aussi derrière ces mots, l’expression d’une peur face à l’insécurité culturelle qui est désormais l’un des traits dominants de nos sociétés occidentales, et – osons le terme – un cri d’amour déçu pour la République. Car quoi qu’on en pense, cette tribune réaffirme un attachement à des valeurs républicaines d’égalité et de fraternité, de respect de la loi et de vivre ensemble dont les signataires estiment qu’elles ont été abandonnées, oubliées par la Justice, par trop d’élus, et par l’école qui ne parvient plus à les enseigner. D’ailleurs, comment ne pas s’inquiéter, avec eux, des effets de l’idéologie de la « déconstruction », des coups de boutoir de la « cancel culture » importée des USA, des actions des racialistes et des identitaires de tout poil ?

La troisième observation tient au cri d’alarme qu’ils ont lancé. Celui-ci devrait-il être ignoré au seul motif que le procédé employé serait irrecevable ? A-t-on oublié qu’ils ne sont pas les premiers à s’inquiéter de la sorte ? Voilà des années en effet que, depuis les établissements scolaires, les commissariats de quartiers, les casernes de pompiers et les gendarmeries, montent des cris de désarroi et de colère. Voilà des années qu’ont été révélés les mécanismes délétères qui ont abouti à ces « territoires perdus de la République »**. Mais qui a écouté ces cris d’alarme ? Qui a pris les problèmes posés à bras le corps ? L’Etat réclamait patience et indulgence tout en déversant des centaines de millions d’Euros dans des « politiques de la ville » aussi médiatiques qu’à l’efficacité contestable. Et pendant ce temps, la culture de l’excuse faisait des ravages, laissant les acteurs de terrain, enseignants et éducateurs, policiers et gendarmes, seuls en première ligne, abandonnés par leurs hiérarchies. Et faute d’une réponse cohérente, la question a été délaissée au profit de la droite extrême qui en a fait son fond de commerce.

Quatrième et dernière observation à propos de laquelle nos élites politiques  feraient bien de s’interroger à un an des prochaines présidentielles : le type de discours développé dans cette tribune trouve un réel écho auprès de nombre de Français. Que, dans un sondage, 58% d’entre eux affirment leur accord avec les officiers généraux qui l’ont signée en dit long sur l’exaspération de nos concitoyens face aux images de guérilla urbaine qui circulent en boucle sur les réseaux sociaux, et à la loi du plus fort qui s’impose dans certains quartiers. L’archipélisation de notre société est une réalité, qui aux yeux de beaucoup, fait naître le spectre d’une guerre de tous contre tous***. L’Ignorer, c’est servir les intérêts électoraux de la droite extrême. Alors plutôt que de crier à la collusion entre certains militaires et l’extrême droite, faut-il continuer à nier un constat ou définir enfin les conditions d’un sursaut ? Et comment réconcilier cet archipel français ?

* Parler ici d’abandon n’est pas tomber dans la culture de l’excuse car expliquer n’est pas excuser…

** Expression qui reprend le titre d’un ouvrage collectif publié en 2002 et réédité en 2015 !  

*** Notons que les officiers signataires de cette tribune évoquent, en le redoutant, le recours aux forces armées pour rétablir l’ordre, mais rappelons que c’est la socialiste Ségolène Royal qui avait lancé cette idée en 2013, proposant en particulier que cette solution soit appliquée à Marseille…

P.S. Avant de le publier, j’ai écrit, corrigé et maintes fois repris ce billet. J’ai hésité, douté… Je sais qu’il peut susciter les critiques de certains de mes amis au motif qu’à un an de l’élection présidentielle, certains de mes propos feraient, pensent-ils, le jeu de Marine Le Pen. Mais c’est précisément parce que je ne me résous pas à voir cette dernière l’emporter, parce que je combattrai de toutes mes forces le parti de la haine qu’elle représente, que j’estime nécessaire de ne pas taire certains enjeux auxquels nous sommes confrontés. Parce qu’il faut en débattre. Parce que la haine ne doit jamais l’emporter, parce que nier la réalité, c’est encourager les discours simplistes et les solutions hâtives. Si nous ne parlons pas en vérité, si nous n’avons pas le courage de la nuance, si nous n’écoutons pas ce que d’autres qui ne nous ressemblent pas ont à dire, si des voix ne s’élèvent pas pour aborder avec sérieux de telles questions, les forces démocratiques seront balayées dans un torrent aux effets dévastateurs. Il est encore temps !

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