Les Français et les religions : le grand basculement

Il y a des chiffres qui donnent le vertige ! Depuis des années, nous observons la déchristianisation de notre pays. Et les derniers chiffres tirés d’une enquête menée tous les neuf ans sur les valeurs des européens* sont saisissants. Ils révèlent que désormais, 58% des Français se déclarent sans religion et les catholiques ne représentent plus que 32% de la population (moins du tiers !). Et dire que voilà 40 ans, la proportion était de 70% de catholiques !

Mais une autre évolution est tout aussi importante. En effet, parallèlement à la baisse du nombre des catholiques, on observe une augmentation très sensible des Français qui s’affirment musulmans. Et c’est du côté des jeunes que le mouvement est le plus flagrant : il n’y a plus aujourd’hui que 15% des jeunes de 18 à 29 ans qui se disent catholiques contre 13% qui déclarent être musulmans. Nul doute que, d’ici peu, la proportion s’inversera et que les jeunes musulmans l’emporteront !

Ce constat met le doigt sur le grand échec de la transmission chez les catholiques. En la matière, force est de reconnaître que les plus de 50-60 ans ont globalement échoué à faire partager leur foi à leurs propres enfants. Les causes sont multiples : cela va de la simple paresse jusqu’au refus d’imposer sa religion laquelle est considérée comme relevant de l’intime de chacun. Tout cela sur fond de consumérisme et d’individualisme grandissants de nos sociétés occidentales, sans oublier la difficulté pour notre système éducatif à transmettre notre histoire, notre langue, notre culture…

Au-delà, et pour compléter la réflexion à ce sujet, une enquête réalisée par l’IFOP auprès des lycéens pour la LICRA** laisse entrevoir une mutation radicale de l’idée même de laïcité. Ainsi, 52% des lycéens rejettent le droit de critiquer une religion, chiffre qui monte à 78% pour ceux qui se disent musulmans. Pour eux, critiquer une religion, c’est agresser les croyants. Cela conduit d’ailleurs ces mêmes lycéens à ne pas condamner des auteurs d’attentats ou à laisser entendre, à propos d’une jeune fille harcelée et menacée de mort pour avoir critiqué l’Islam, qu’elle n’avait « que ce qu’elle mérite » !…

Ces chiffres permettent d’affirmer que nous assistons, souvent sans y prêter grande attention, à un basculement considérable de la société française. Le réveil sera dur, et les conséquences multiples. Politiques d’abord car, à l’évidence, s’ils révèlent les failles d’un système éducatif qui peine à transmettre ce qui fait notre commun, ils portent les germes d’une remise en cause des lois en vigueur, notamment sur le port de signes religieux, le droit des femmes et le droit de critique des religions. Les acquis de ces deux derniers siècles pourraient ainsi s’en trouver balayés.

Une telle évolution devrait donner lieu à débat. Les politiques se gardent bien de l’engager tant il est explosif. Sans compter que l’aborder ce serait, selon certains, se situer sur le terrain de Marine Le Pen et risquer de lui donner des arguments pour 2022… Il y a donc ceux qui jouent avec les mots par peur de stigmatiser, ceux qui pratiquent l’esquive et, les plus nombreux, ceux qui se réfugient dans le déni…

Chez les intellectuels, ce débat se réduit à un affrontement aujourd’hui dominé par ceux qui ont versé dans une forme de complaisance à l’égard d’un Islam conquérant. Cela, au motif qu’il faut respecter la religion majoritaire chez nos compatriotes issus des migrations récentes et de peuples qui, autrefois, ont subi la colonisation. Ils font entendre leur voix haut et fort, et accusent « d’islamophobie » tous ceux qui ne se soumettent pas à leur vision. Aveuglement quant au sort réservé aux femmes ; surdité quant aux propos haineux qui se répandent et suscitent la violence ; amnésie quant au rôle émancipateur de la critique des religions et quant à sa contribution à la construction de notre démocratie ; mise au rebut des apports des Lumières, voilà le navrant lot quotidien de certains de nos cénacles universitaires autrefois les plus réputés. On les croyait rompus à l’exercice de la raison critique, à l’art de nuance. Ils ont sombré dans la pratique de l’amalgame et, grâce à la lâcheté de ceux qui se taisent, ils entrainent nos universités dans leur naufrage.

Mais puisqu’il s’agit de religion, ce constat interroge aussi les pratiquants des autres religions, et en premier lieu, les catholiques. Si nous allons vers une société où la religion n’est plus seulement un ensemble de croyances et de valeurs mais un marqueur d’identité, si l’on ne fait plus de différence entre une religion et ses adeptes, comment les catholiques se positionneront-ils ? Pour eux, le défi est considérable. Et pour notre société, bien qu’ils soient désormais minoritaires, les choix qu’ils feront seront décisifs.

Il y a pour eux trois écueils. Le premier est la gentillesse (laquelle n’est pas propre aux catholiques !). Autrement dit, il s’agit d’une vision « bisounours » du monde qui n’est qu’une forme d’insignifiance et conduit à s’auto-dissoudre, à disparaître du paysage. Il y a la tentation du repli, d’un entre-soi qui paraît rassurant mais qui est, au fond, sans issue car il n’est que le prélude à un étiolement progressif. Il y a enfin l’affirmation identitaire qui, invoquant les racines chrétiennes de notre pays, prétend défendre la « chrétienté » contre ce que certains appellent une « invasion » et d’autres un « grand remplacement ». Or, cette démarche utilise les mêmes ressorts que ceux des islamistes radicaux. Elle fait, comme eux, le rêve d’une confusion entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel. Elle conduit inévitablement à la confrontation et ne peut déboucher que sur la violence. Enfin et surtout, cette revendication identitaire donne la primauté à une « chrétienté », vision d’un passé fantasmé peu en prise avec le réel, et occulte le christianisme, c’est à dire le message de l’Evangile.

Pour les catholiques, éviter ces écueils : c’est à la fois rejeter optimisme béat ou vision nostalgique et revenir à l’essentiel, le message dont ils sont porteurs. Seule manière aussi de trouver la force d’être de plain pied dans le monde contemporain…

Pour nous tous, la lucidité s’impose, ainsi que le courage d’y faire face. Ce qui signifie ne rien céder de nos principes. Il y a urgence. Saurons-nous être à la hauteur ?

* Ces chiffres ont été publiés par Céline Béraud, sociologue des religions et directrice d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) dans son livre « Le catholicisme français à l’épreuve des scandales sexuels »

** Enquête IFOP pour la LICRA (Ligue internationale contre la racisme et l’antisémitisme), publiée dans le numéro spécial de son magazine consacré à la laïcité.

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