Robert Badinter, ou l’honneur du Droit et de la politique

Rencontrer Robert Badinter fut un privilège. Ce privilège m’a été donné à deux reprises. 

La première, ce fut lors des débats sur l’abolition de la peine de mort, en 1981. Son discours devant l’Assemblée Nationale fut de ceux qui marquent l’histoire de la République et sont l’honneur de la politique. Mais je garderai en mémoire trois des principes qui inspiraient alors son action. Le premier était puisé au plus profond de la mémoire juive : le précepte  ”tu ne tueras point” du décalogue. De ce principe découlait l’impossibilité pour un homme de donner la mort. Un principe qui, à ses yeux, ne pouvait souffrir d’exception, ce qui l’a conduit plus récemment à réaffirmer son opposition à l’euthanasie. 

Le second principe était celui d’une inébranlable confiance en l’homme. Il rejoignait en cela l’humanisme chrétien selon lequel le plus grand des pêcheurs doit pouvoir trouver miséricorde. Loin de le conduire à trouver des excuses à tous les délinquants comme l’affirment certains, cela le conduisait à penser que même l’auteur d’un crime peut trouver une voie de rédemption, ce qui n’est pas la même chose ! Le troisième principe enfin était celui du courage en politique. Fort de ses convictions, capable de les exprimer avec vigueur, il n’hésitait pas à affronter une opinion majoritairement hostile à son projet. Les insultes et les menaces qui lui ont alors été adressées ne l’ont pas fait dévier de sa route. Il a ainsi incarné la grandeur du politique, de celui qui ne gouverne pas en fonction des courbes des sondages, mais se détermine en fonction de convictions et d’une vision. Et, fort de cela, parvient à convaincre. 

La deuxième fois que j’ai pu le rencontrer, ce fut au printemps 2012. Il m’avait accueilli chez lui, rue Guynemer à Paris pour une interview pour une revue professionnelle *. Alors que se mettait en place une nouvelle majorité autour de François Hollande élu Président de la République, notre conversation était centrée autour de l’action législative, et les modalités d’élaboration de ce que l’on pourrait appeler ”une bonne loi” **. La conversation fut animée, passionnée. Et quand le besoin s’en faisait sentir, pour renforcer son propos, il n’hésitait pas à sortir de sa bibliothèque d’ouvrages anciens, des écrits de grands juristes, ou les textes d’origine du Code Civil en 1804 qui illustraient une méthode qui, à ses yeux, faisait défaut à nos législateurs modernes. De cet entretien, j’ai retenu quelques passages.

Regardant alors la production législative au cours du quinquennat de Nicolas Sarkozy, il se montrait critique : ”La production juridique est excessive. Il est vrai que, 260 textes de lois ou 26 lois de finances en cinq années, c’est un épouvantable torrent. C’est d’ailleurs, le sentiment généralisé des parlementaires. Chaque garde des Sceaux jure que ce torrent va s’arrêter. Moyennant quoi, sous la pression des événements, avec l’inclination à transformer la loi en instrument médiatique de promotion du ministre, du gouvernement, du président de la république, les bonnes intentions sont balayées. La réaction médiatique conjugue l’apparition à la télévision et la loi annoncée au motif qu’à l’émotion populaire doit répondre la volonté des gouvernants qui ne peuvent supporter que demeurent d’apparentes imprécisions ou lacunes législatives”.

Alors, en sage qu’il était devenu, il n’hésitait pas à donner des conseils à la nouvelle équipe au pouvoir : Le premier conseil est de faire le moins de loi possible, de ne légiférer que lorsque cela est vraiment nécessaire, de ne jamais faire de loi proclamatoire, de loi qui recherche l’effet médiatique. La loi est faite pour régir la cité. Pas pour assurer la promotion politique de ses auteurs”. Inutile de dire que sur ce point, il n’a guère été entendu…

Enfin, pour conclure, il soulignait que ”le législateur doit garder à l’esprit qu’une grande partie de notre législation est structurée par le droit européen. Il lui faut donc toujours avoir l’œil fixé sur la législation européenne, et la jurisprudence de la cour européenne des droits de l’homme, lesquelles ont un effet unificateur très positif. Nous ne sommes pas assez fiers d’être européens. Or c’est tout de même le continent où les droits fondamentaux des citoyens sont les mieux respectés, où les droits de l’homme sont aussi bien respectés. Je n’en connais pas d’autres. Ne l’oublions jamais”. Voilà une remarque qu’il aurait été utile de méditer lors de l’élaboration de la ”Loi immigration” puisque l’on observe que c’est précisément l’une des raisons de la censure partielle de cette loi par le Conseil Constitutionnel…  

Au moment où Robert Badinter reçoit l’hommage de la République, notons avec regret que malgré sa notoriété et son autorité en la matière, les conseils qu’il prodiguait en usant de toutes les tribunes qui lui étaient offertes n’ont guère été entendus, quels que soient ceux qui se sont succédés au pouvoir depuis lors…

* Interview publiée dans le n°294 de ”Notaires – Vie Professionnelle”, Juillet-Août 2012.

** Une ”bonne loi”, c’est selon lui, ”celle pour laquelle le législateur a accepté de prendre du temps”. Et de citer comme exemple, celle de M. Leonetti sur la fin de vie…

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