Le Monde, la lucidité et « le camp du bien »…

Il fut un temps où « Le Monde » était qualifié de « journal de référence ». Cela ne l’a pas empêché dans les années 70 de chanter les louanges des Khmers rouges et de se réjouir de la chute de Saïgon le 30 avril 1975. On connaît la suite: un génocide au Cambodge et des dizaines de milliers de boat-people fuyant le Viet-Nam communiste. Sans doute obnubilé par un anti-impérialisme de bon aloi, redoutant aussi de se faire accuser d’anti-communisme, le quotidien « de référence » avait pour le moins manqué de lucidité en devenant le quotidien de « révérence » à l’égard de mouvements révolutionnaires qui faisaient sombrer leurs peuples dans la tragédie…

Il fut un temps où « Le Monde », fort de ses certitudes, avait une curieuse habitude face à ses contradicteurs. Contraint par le droit de réponse de publier une mise au point, il ne manquait jamais de faire suivre celle-ci d’un commentaire qualifié de « 6 entre crochets » par les professionnels en raison de sa présentation typographique*. En des termes choisis, en quelques phrases bien ciselées il réduisait à néant le propos du contradicteur. Une manière de souligner que « Le Monde » et ses rédacteurs auraient le dernier mot. Une manière d’affirmer ce statut bien particulier de « quotidien de référence ».

Aujourd’hui, lorsqu’un dessin de Xavier Gorce ** évoque à la fois les familles recomposées et l’inceste, à la suite de la publication du livre de Camille Kouchner « La familia grande » et de ses révélations, les réseaux sociaux se déchaînent. Alors, « Le Monde » cède, s’excuse et désavoue son dessinateur. Peut-être ce dessin n’était-il pas le meilleur de Xavier Gorce. Peut-être cet épisode révèle-t-il quelques faiblesses dans l’organisation interne du quotidien et son processus de validation. Il n’empêche : il aura suffi que les réseaux sociaux s’enflamment pour que la direction du « Monde » leur donne raison. Si au moins nous avions la certitude que la grande masse de ceux qui se sont indignés étaient des lecteurs assidus du « Monde », des abonnés payants… Mais ce n’est même pas sûr !

La Direction du « Monde » peut bien s’abriter derrière sa ligne éditoriale pour justifier ses excuses. Mais affirmer, comme le fait Jérôme Fenoglio, le Directeur du « Monde » que ce dessin « pouvait être lu comme une relativisation de la gravité des faits d’inceste » interroge***. Car une telle phrase fait peu de cas du second degré qui est le propre de nombre de dessins de presse. Et cet épisode risque de faire jurisprudence même si « Le Monde », bien sûr, affirme se refuser à pratiquer toute forme de censure !… Car ce qui est ici en cause, c’est la possibilité de faire un trait d’humour sur certains faits ou certaines situations. Au-delà, c’est l’aptitude de nos concitoyens à décoder la caricature appliquée à une situation particulière. Ce qui était possible hier semble ne plus l’être désormais. Et de l’islamisme radical aux considérations ethniques ou sexuelles, des postures victimaires jusqu’aux revendications identitaires, la liste des sujets tabous ne manque pas de s’allonger. Et « le Monde » se place de lui-même dans le piège qui se referme sur lui.

Il y aura toujours des incultes incapables de comprendre le sens des mots. Il y aura toujours des personnes inaccessibles à l’humour et au second degré. Il y aura toujours ceux qui placeront leur identité, leur conception de la morale ou de la bienséance au dessus de tout. Les uns et les autres ont l’indignation facile. Quand celle-ci rejoint des sensibilités à fleur de peau, quelles qu’en soient les raisons, la matière inflammable des réseaux sociaux s’embrase quasi-instantanément. Et les leçons de morale fusent de tous côtés. Face à de tels débordements dont on connaît les effets ravageurs, en s’excusant, les responsables éditoriaux du « Monde » ont fait preuve de faiblesse. A moins que ce ne soit une illustration du fait que « Le Monde » est rattrapé par ses vieux démons que sont l’absence de lucidité et la peur de ne pas être « dans le camp du bien ». Comme au temps de choix éditoriaux pour le moins regrettables…

* « 6 entre crochets » fait référence à la taille des caractères et à l’insertion du texte entre des figures typographiques appelées « crochets »

** En l’espèce, ce dessin présentait un petit pingouin demandant : « si j’ai été abusé par le demi-frère adoptif de la compagne de mon père transgenre devenu ma mère, est-ce un inceste ? ».

*** Cela provoque d’ailleurs de vifs débats au sein de la rédaction, comme en témoigne la convocation d’un Comité de rédaction ce mercredi 27 janvier après-midi par la Société des Rédacteurs du Monde.

 

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