Ce n’est pas qu’une affaire de fringues…

Voilà des années, on s’étripait sur les ondes à cause de lycéennes voilées. En 2020, à Strasbourg ou Mulhouse, des jeunes femmes ont été agressées dans la rue parce qu’elles portaient des jupes courtes. Dans un lycée, une élève a été sèchement priée de se rhabiller par un enseignant qui n’appréciait pas le col échancré de son tee-shirt. Aujourd’hui, ce sont donc la jupe qui fâche, le décolleté qui indigne, le nombril apparent qui choque. Et le Ministre de l’Education nationale d’affirmer que l’on ne peut venir au lycée que dans une « tenue républicaine » ! De tels incidents, et le fait que le Ministre de l’Education Nationale ait cru utile de s’emparer du sujet, révèlent les étranges et dangereux glissements auxquels nous assistons.

Passons sur le propos ministériel évoquant une « tenue républicaine » car on ne voit guère ce que signifie cette expression. Sauf à ironiser en se référant à la « Liberté guidant le peuple » de Delacroix ou à certains bustes de Marianne aux décolletés avantageux et que l’on peut trouver dans nos mairies… Et rien dans les règlements de l’Education Nationale ne permet de distinguer ce qui serait défendu et ce qui serait autorisé.

Mais laissons-là ce qui se passe au sein des établissements scolaires pour s’intéresser à ce qui se déroule dans l’espace public. Observons donc qu’un an après le mouvement Me-Too et la dénonciation planétaire de comportements machistes, force est de constater que rien n’a vraiment changé puisque nous nous trouvons une fois de plus dans un rapport déséquilibré dans lequel ce sont les femmes qui sont accusées de provocation. Comment ne pas s’affliger du fait que ces incidents entrent en résonnance avec l’affirmation « elles l’ont bien cherché ! », excuse classique visant à atténuer la responsabilité des violeurs ? Ainsi, considérant comme un fait acquis et invariable que l’homme est incapable de maîtriser ses propres pulsions, c’est la liberté vestimentaire des femmes qu’il conviendrait de restreindre !…

Constatons aussi, hélas, que nous assistons à un élargissement à l’ensemble de l’espace public de ce que nous pensions réservé à certains quartiers. Là, la pression masculine est telle que des jeunes filles ont abandonné la jupe et arborent un voile dans le seul but d’éviter agressions verbales et harcèlement. Aujourd’hui, à l’évidence, ces comportements ont franchi les frontières de ces quartiers. Et des jeunes hommes entendent désormais exprimer partout leur domination sur les jeunes filles qu’ils croisent dans la rue. Cette domination qui passe par la violence verbale et physique entend imposer leur propre conception morale et religieuse de la pudeur. Une autre manière d’affirmer que le corps des femmes n’appartient pas à celles-ci, mais est la propriété de leur père, de leurs frères, de leur mari… Des hommes et des hommes seulement… Et comme rien n’a fait obstacle à la domination que ces mâles exercent sur leur « territoire », l’impunité leur a donné des ailes au point de vouloir l’imposer ailleurs.

Bien sûr, les évolutions de la mode ont toujours questionné le regard que les hommes portent sur les femmes. Voilà quelques décennies l’irruption de la mini-jupe qui a traversé la Manche, a suscité maints débats pour ou contre ce vêtement, symbole de liberté pour des femmes revendiquant une certaine forme d’égalité dans le droit à la séduction. Bien sûr aussi, les modes vestimentaires des jeunes filles d’aujourd’hui suscitent maints débats, lesquels commencent au sein même des familles.

Mais qu’on ne s’y trompe pas : l’enjeu de la querelle de fringues à laquelle nous assistons aujourd’hui n’est pas celui d’une énième réplique de la bataille de la mini-jupe. Il est triple. C’est, évidemment, et d’abord, la liberté que l’on reconnaît aux femmes de se vêtir comme elles l’entendent. Il est aussi dans le refus d’une regrettable confusion entre décence, pudeur et pudibonderie. Car il n’est plus question de pudeur ni de décence. Ce sont les pudibonds, et eux seulement, qui mènent la danse. Il est enfin et surtout dans l’acceptation ou le refus de reconnaître comme légitime tel ou tel groupe d’hommes qui s’auto-désigne comme arbitre des élégances… et entend imposer son autorité sur les fringues, mais pas que. Alors, que choisit-on : la décence ou la pudibonderie ?

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