La résignation ou le sursaut

Le cancer est une maladie qui se développe à bas bruit. Discrètement, l’air de rien. Parfois, sans signe extérieur flagrant, sans symptôme caractérisé, le patient se réveille alors que la maladie s’est déployée à partir d’un foyer initial et a pris le temps de répandre ses métastases dans tout l’organisme. Trop tard ! Il n’y a alors, pour éradiquer le mal, que des thérapies de choc, particulièrement brutales et qui mettent l’organisme sens dessus dessous. Sans toujours parvenir à l’éradiquer et éviter l’issue fatale. Nous découvrons aujourd’hui tardivement qu’il en est de même, au sein de notre société, avec l’islamisme radical.

Tardivement ? En est-on vraiment sûr, tant les signes annonciateurs, les rapports alarmistes, les inquiétudes d’élus, de responsables du Renseignement ou de la police, les alertes lancées par des enseignants ou des intellectuels auraient dû nous inquiéter. Oui, mais voilà : malgré les signaux, nous avons préféré ne pas voir. Préféré écouter ceux qui ont tout fait pour nous empêcher de voir. Par refus de stigmatiser ceux qui se réclament de l’Islam ; par honte du racisme à peine dissimulé de ceux qui réclamaient des mesures radicales ; ou encore à cause d’un vague sentiment de culpabilité à l’égard de populations que nous avions reléguées dans des banlieues malcommodes et ainsi condamnées à un entre-soi mortifère…

Aujourd’hui, le meurtre barbare d’un enseignant et le triple assassinat de Nice dans les mêmes conditions provoque une prise de conscience où la sidération, l’effroi et l’émotion se mêlent au désir de vengeance, et à la volonté d’en finir avec ce mal.

Assassiné au seul motif qu’il avait fait un cours d’instruction civique sur la liberté d’expression comme un élément constitutif de nos valeurs républicaines, cet enseignant était devenu la cible d’une haine répandue sur les réseaux sociaux. Une haine qui a atteint son but : donner à un individu de « bonnes raisons » pour un passage à l’acte.

Elle est bien mince, la frontière qui sépare l’auteur de ce meurtre et ceux qui ont nommément désigné sa victime à partir d’affirmations, on le sait maintenant, erronées et diffamatoires. Bien ténu ce qui distingue l’acte barbare de ces appels à la vengeance. Si, d’un point de vue juridique, caractériser un appel au meurtre reste ici une affaire délicate tant le droit ne peut se satisfaire de considérations générales sur un mouvement d’opinions, on reste confondu devant l’enchaînement de propos haineux, de détails précis, et de fausses affirmations qui ont conduit un jeune réfugié d’origine Tchétchène habitant un autre département, à se rendre à proximité du collège où exerçait cet enseignant pour l’exécuter.

A Nice, c’est la haine des « infidèles », de ceux qui professent une autre foi que celle de l’Islam qui a semé la mort. Trois personnes exécutées en raison de leur foi catholique par un Tunisien arrivé en France après avoir traversé la Méditerranée et un passage par Lampédusa.

Face à ces actes barbares, il y a la parole des politiques. Ceux qui réclament une réaction plus vigoureuse que jamais. Ceux qui n’ont eu de cesse d’encourager les organisations de l’islamisme radical et font mine aujourd’hui de protester face à la violence qu’elles suscitent quand ils ne cherchent pas à excuser les meurtriers. Ou encore ceux qui mettent dans le même sac musulmans paisibles et islamistes radicaux au point de vouloir les mettre tous sous surveillance, quand ce n’est pas réclamer leur exclusion de la communauté nationale. Qu’ils soient réfugiés de fraîche date, installés depuis longtemps ou nés sur notre sol.

Il y a aussi les appels à la Fraternité. Une Fraternité qui ne serait pas un mièvre abandon face à ceux qui affirment haut et clair leur volonté de domination. Une Fraternité qui serait à la fois lucide et courageuse. Lucide pour ne pas être dupe des intentions de ceux qui entendent mettre à bas notre société. Courageuse pour affronter le mal avec détermination mais en évitant les confusions et le simplisme qui font le lit des totalitarismes.

Qu’on y prenne garde : sombrer dans la haine de l’Islam équivaut à désigner comme coupables ceux qui se réclament de cette religion. C’est rejouer la logique du bouc émissaire qui, en d’autres temps, a conduit des millions de juifs dans les camps de la mort et les chambres à gaz. Et c’est la négation même des valeurs dont nous nous réclamons. Dans le même temps, ménager cet islam qui ne parvient pas à éradiquer en son sein les forces du mal au point d’être aveugles et lâches, c’est se rendre coupable des meurtres à venir.

Les meurtres barbares de Conflans–Sainte Honorine et de Nice sont les expressions dramatiques de métastases d’un cancer profond. Alimentées par des discours de haine, par la terrifiante logique des réseaux sociaux sur lesquels aucune éthique ne parvient à s’imposer, encouragés par les propos de dirigeants étrangers, ces métastases qui sommeillent dans nos quartiers, qui ont des profils les plus divers, utilisent à la fois les techniques de communication les plus modernes et les instruments les plus rudimentaires pour semer la mort.

Non, les assassins n’étaient pas des « crétins décérébrés » comme le pensent certains qui, en utilisant ces termes, les exonèrent déjà d’une part de leur responsabilité. Il sont le dernier maillon d’une chaîne de haine qui repose sur le refus de la liberté : liberté de critiquer, liberté de croire et de pratiquer sa propre religion, liberté des femmes à disposer d’elles-mêmes, liberté de se vêtir comme bon nous semble… Une chaîne qui enrôle son propre dieu le considérant sans doute trop faible pour se défendre lui-même, trop bienveillant quand il tolère d’être brocardé par des caricatures ou quand il affronte la concurrence d’autres religions. Une chaîne de haine qui décide d’appliquer sa propre loi et ses châtiments barbares.

Face à cela, il est trop facile de déclamer qu’il ne faut plus rien laisser passer. C’est tout aussi grotesque que de proclamer, au lendemain des attentats de novembre 2015, que rester à la terrasse d’un bistrot était une manière d’entrer en résistance ! Les enseignants qui ont trop subi les lâchetés de leur hiérarchie les sommant d’éviter l’affrontement à tout prix sont bien placés pour rester sceptiques face à de telles déclarations. Ils savent d’expérience qu’ils resteront seuls en première ligne. Au risque d’y perdre la vie !

C’est tout le logiciel de nos réponses à l’islamisme radical qu’il convient de revoir de fond en comble. Qu’on ne s’y trompe pas : nous payons des décennies de lâchetés, d’abandons, d’accommodements, et ce n’est pas en quelques mois que l’on parviendra à ramener à la République ceux qui n’ont que la haine au cœur. Qu’on ne s’y trompe pas, quelle que soit l’énergie déployée, des années seront nécessaires – sans jamais baisser la garde – pour combattre un mal aussi insidieux que celui auquel nous sommes confrontés. Car le cancer est profond et les métastases nombreuses. Et face à cette maladie, il n’y a que la résignation ou le sursaut.

Les médecins qui soignent des cancéreux savent que la combativité et le moral de ces derniers ont un rôle au moins aussi déterminant que les thérapies employées pour l’emporter face à la maladie. Et puisque nous sommes malades, garder le moral, c’est d’abord ne pas céder au désespoir. C’est aussi et surtout retrouver dans la richesse de notre histoire et de notre culture – qui ne se réduit pas à la caricature – des raisons d’espérer. Car après tout, si certains ont pu trouver refuge dans notre pays, c’est parce que celui-ci a su, au fil des siècles et des décennies récentes, se bâtir un arsenal de valeurs et de droit qui assurent aussi la protection de ceux qui sont en danger dans leur propre pays. Que ceux-là aient pu l’oublier est confondant. Mais il y a plus confondant encore, et c’est peut-être de là que vient une part du mal qui nous frappe : qu’on ait oublié de le leur rappeler…

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