Coûteuse démocratie ?

Il serait tentant de réagir à l’adoption par l’Assemblée Nationale, et contre l’avis du gouvernement, d’un amendement visant à remplacer dans les documents scolaires les mots de « père » et « mère » par ceux de « parent 1 » et « parent 2 ». Cela me conduirait à observer que ces appellations sont une insulte au bon sens et qu’elles introduisent une hiérarchie entre des parents, ce qui est peu conforme au principe d’égalité revendiqué par les initiateurs de cet amendement. Je serais également tenté de lancer le slogan « nous sommes tous des arriérés ! » en réplique à cette députée qui, non contente de vouloir « prendre en compte les familles dans leur diversité », a dénoncé le modèle familial traditionnel (celui du plus grand nombre), qu’elle a qualifié de « modèle arriéré ». Bref, une fois de plus, je me serais retrouvé dans le camp conservateur, celui qu’exècrent des « progressistes », lesquels ne parviendront jamais à me convaincre que pour un enfant, cela constitue un progrès que d’avoir un « parent 1 » et un « parent 2 », et non plus un « père » et une « mère » !…

La polémique qui s’en est suivie, les critiques de l’Association des familles homoparentales qui s’est inquiétée de l’établissement d’une « hiérarchie parentale » ont abouti à un recul de la co-rapporteure du projet de loi pour « une école de la confiance », laquelle a annoncé vouloir réécrire cet amendement avec une formulation différente : « Père-Mère – Père-Mère » en vue de la seconde lecture de ce texte lorsqu’il reviendra du Sénat. Comme si ajouter de la confusion à la confusion allait régler la question… Sachant qu’il ne s’agit que de documents à usage scolaire, on serait tenté de trouver cela dérisoire : tout ça pour ça !

Faisons donc une analyse comptable de cet épisode de notre vie parlementaire. Je me garderais bien de vous asséner des chiffres, mais suivons un raisonnement : prenez la rémunération des députés, celle des huissiers et des personnels administratifs mobilisés par une séance de l’Assemblée Nationale, celle du ministre et de ses collaborateurs nécessairement présents lors de l’examen d’un projet de loi. Divisez chacune de ces rémunérations mensuelles par le temps de travail moyen de chacun, vous obtenez ainsi un taux horaire à multiplier par le nombre de personnes mobilisées par le débat autour de cette question. Estimez à une heure au moins le temps consacré par toutes ces personnes à ce sujet essentiel. Au coût obtenu, ajoutez la mobilisation des associations et des personnalités qui se sont exprimées à cette occasion, ainsi que le temps qu’y ont consacré des journalistes ayant flairé là la réactivation du clivage qui avait opéré en 2012 et 2013, à l’occasion du projet de loi sur le mariage de personnes de même sexe. Au bout de ce calcul, vous obtenez le prix d’un amendement.

Certains considèreront ce coût d’autant plus excessif que l’amendement en question est condamné aux oubliettes ! D’autres iront plus loin, allant jusqu’à dénoncer un système qui permet un tel gâchis. Et si nous estimions, à l’inverse, que le prix à payer est secondaire car c’est l’honneur de notre démocratie que de permettre de tels tâtonnements dans le processus d’élaboration de la loi ?

Force est de reconnaître que les parlementaires peuvent rédiger des textes sous la pression de familles de pensée qui poursuivent des objectifs précis, guidés par un politiquement correct ambiant ou encore sous l’emprise d’une émotion. Que l’on partage ou pas ces idées, ces objectifs ou ces émotions, il est sain qu’ils s’expriment dans le cadre des enceintes parlementaires. En effet, le propre d’un débat démocratique réside dans la capacité de représentation des différentes familles de pensée, dans le respect des opinions différentes, dans l’écoute qui permet de dépasser les a-priori et de surmonter les crispations et, au final, dans la construction d’un compromis qui serve l’intérêt général. Tout cela prend du temps, tout cela a un coût.

Rien d’anormal à ce que le processus d’élaboration d’un texte législatif passe ainsi par des maladresses, un débat vif allant parfois jusqu’à l’invective, des rédactions malheureuses… L’essentiel n’est-il pas, au bout du compte, que le législateur parvienne à un texte équilibré ?

Il reste que députés et sénateurs assument leur mission dans des conditions malsaines : encombrement du calendrier parlementaire, surproduction législative, pression constante des lobbies et regard critique permanent des médias et des réseaux sociaux pour lesquels la loi doit répondre à toutes les émotions qui traversent notre société… En résultent des lois hâtives, confuses et mal rédigées, des lois catégorielles alors même que les bons juristes savent qu’il n’est de bonne loi que générale.

Si l’on doit considérer comme navrant épisode de « l’amendement parent 1 – parent 2 », c’est donc moins à raison du coût relatif de ce texte que parce qu’il révèle toutes les confusions, les travers et les contradictions de notre vie politique. Confusion d’abord entre les mots « différence » et « discrimination », la différence relevant d’un constat objectif, la discrimination visant à établir une hiérarchie entre les personnes au motif de ces différences. Il résulte de cette confusion qu’il est toujours plus aisé de s’affirmer victime d’une discrimination que d’assumer une différence. D’où le subterfuge de la loi qui prétend résoudre la difficulté sans jamais pouvoir y parvenir. Ensuite, les travers apparaissent lorsque l’émotion l’emporte sur la raison, ce qui mène à la précipitation et au repli désordonné que l’on vient d’observer. Enfin, la contradiction, provient du fait que l’on veut à la fois « faire société » autour de principes communs et satisfaire des minorités qui revendiquent une adaptation du droit à leur propre particularisme.

Oui, le débat démocratique a un coût. Mais organisé de la sorte, pas sûr que notre République en sorte gagnante…

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