N’en déplaise aux « pauvrophobes »…

Il paraît que « nous sommes parfaitement informés de la situation des laissés pour compte en France ». Il paraît que nous devrions cesser de « noircir le tableau » car cela n’aurait pour effet que de « faire le lit du populisme »* ! Mais alors d’où vient ce malaise à la lecture du rapport 2016 du Secours Catholique sur la pauvreté en France** ? Du fait que l’on dénombre quelques 8 millions de personnes pauvres sur une population de 66,6 millions d’habitants (plus d’un habitant sur huit !) ? Que plus de 2,5 millions d’enfants soient condamnés à vivre dans la misère, qu’un million et demi de jeunes de 18 à 30 ans subissent une situation d’extrême pauvreté ? Ou bien serait-ce que nous sommes las de l’entendre ?

Décidément, nous avons quelques difficultés à appréhender la réalité. Oui, tout ne va pas mal en France ! Oui, nous avons un système de protection sociale qui reste, malgré ses défauts, plus protecteur que ceux nombre de nos voisins ! Mais enfin, cela interdit-il de regarder en face cette réalité de la pauvreté et de s’en indigner ? Cela nous interdit-il de poser un regard critique sur les nombreux dysfonctionnements de notre système ?

Nous avons des « pauvrophobes », ceux qui veulent chasser les pauvres de leur environnement immédiat, qui estiment qu’ils coûtent trop cher à la société que, d’une certaine manière, s’ils sont pauvres, ce doit bien être « de leur faute »… Faut-il désormais faire face à ceux qui considèrent qu’il ne faut plus en parler pour ne pas risquer de donner du grain à moudre aux extrémistes ? Pourtant, ici et là, des résultats électoraux nous montrent que le déni de réalité et le mépris du peuple par des « élites » peuvent conduire à des lendemains qui déchantent. Alors, si nous écoutions ceux qui ont quelque chose à nous dire de ce quotidien là ?

Prenons le seul exemple du RSA : est-ce « souffler sur les braises »* que de souligner que 38% des personnes qui auraient le droit d’en bénéficier ne le demandent pas ? C’est sans doute observer que nombre d’entre eux renoncent une fois confrontés au maquis règlementaire, à la complexité administrative et à l’enchevêtrement de structures ; ou encore pointer du doigt le nombre et la diversité des justificatifs à fournir qui créent un climat de suspicion. Enfin, c’est mettre en cause les mécanismes de défiance mis en place par nos structures administratives, là où il faudrait de l’attention et de l’écoute…

Quand on entend certains plaider pour la réduction de ces aides au motif qu’il y aurait des fraudeurs sociaux, on reste stupéfait. Car cette fraude est estimée à 100 millions d’euros tout au plus, à comparer avec l’ampleur de la fraude fiscale qui représente en France entre 30 et 36 milliards d’euros ! *** Chipoter pour les quelques centaines d’euros que pourraient recevoir des personnes qui vivent avec à peine 530 euros par mois frise l’indécence. Surtout si l’on pense à la timidité avec laquelle on combat l’évasion fiscale !

Ce que ne disent pas les statistiques, c’est l’angoisse de ne pouvoir nourrir convenablement ses enfants, la peur de ne pouvoir payer son loyer ou l’électricité, de ne pouvoir se chauffer… Pour les enfants, pour les jeunes, c’est la honte, la crainte du regard des autres, une incapacité à se projeter dans un avenir qui ne soit pas sombre. Dira-t-on assez les effets dévastateurs à moyen et long terme pour notre société de cette relégation ? Et il faudrait le taire, rester tranquilles, sourds aux menaces que cela prépare…

Oui, il y a bien une réalité : celle d’une relégation sociale à laquelle sont condamnées ces personnes en situation de grande pauvreté, chômeurs de longue durée ou travailleurs pauvres, familles à la rue, jeunes ou étrangers sans ressources. Et cette relégation sociale se traduit aussi par une extrême solitude face aux difficultés. Le rapport du Secours Catholique nous apprend que 57% des personnes qui sollicitent son aide, expriment un urgent besoin d’écoute. Ils attendent que l’on prête une oreille attentive aux mots qui sont les leurs, à ce qu’ils nous disent des absurdités de notre administration, à ce qui fait leur quotidien. Cette quête de reconnaissance, la volonté de garder ce lien avec leurs semblables montrent que ces femmes et ces hommes ne veulent pas s’exclure de notre société, bien que celle-ci les ignore trop souvent.

Alors qui leur laissera la parole ? Qui écoutera leur voix ? Fraternité, disions-nous au lendemain d’attentats sanglants qui ont endeuillé notre pays ! Mais où est elle la fraternité, cette valeur républicaine, quand on se résigne face au chômage de longue durée dont on observe les effets destructeurs ? Où est-elle quand les responsables des administrations chargées de verser ces aides sociales ne prennent ni le temps d’écouter, ni celui d’expliquer la complexité de mesures qu’ils sont chargés d’appliquer ? Où est elle quand on ne veut plus les voir dans nos rues et nos quartiers ? Quand on veut tout simplement les punir d’être pauvres ?

* C’est ce qu’écrit la romancière Laurence Cossé dans une chronique publiée par « La Croix » le 16 novembre dernier.

** http://www.secours-catholique.org/actualites/letat-de-la-pauvrete-2016

*** Ce qu’a dénoncé avec vigueur la présidente d’ATD Quart-Monde, Claire Hédon dans l’émission 28 minutes sur Arte le 3 novembre dernier.

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