Pisani et Rocard : leçons pour 2017…

A quelques jours d’intervalle, deux personnalités hors du commun nous ont quittés : Edgard Pisani et Michel Rocard. Parcours singulier que celui de ces deux hommes qui ont traversé l’histoire de la Vème République, se sont croisé parfois, et ont en commun de n’avoir pas eu le destin que leur sens de l’Etat, leur esprit imaginatif et leur talent leur permettaient d’espérer. Mais à l’heure où ces disparitions suscitent l’éloge quasi unanime de ceux qui n’avaient cessé de les combattre et de les dénigrer, retenons quelques réflexions sur la conquête et l’exercice du pouvoir, sur la fonction de la politique.

Pour cela, qu’il me soit permis d’évoquer ici un souvenir personnel. En mai 1978, j’avais rencontré Edgard Pisani pour l’interroger sur sa vision de mai 68 dix ans après*. De cette heure trop courte passée avec lui, je retiens quelques formules qui, relues trente-huit ans plus tard en période de crise, me semblent d’une brûlante actualité. Ainsi : « Le pouvoir sait répondre à la revendication, car elle est de même essence que lui. Et il ne sait pas répondre à l’angoisse, car elle est d’essence différente ». Ou encore : « Notre grande recherche des années futures ne sera pas la substitution de la société civile à la société politique, de l’autogestion à l’élection, mais la coexistence d’une société politique, dont les fonctions seront redéfinies et limitées, et d’une société civile qui ne sera plus ignorée et parviendra à s’assumer en partie directement »

Et à la question de savoir quelles seraient les causes de la chute de la classe politique, il répondait : « son incapacité à renouveler son personnel, son mode de recrutement, ses propos, ses attitudes. Cette espèce de contagion irrésistible dans laquelle les partis se sont vérolés les uns les autres pour ne plus parler que d’économie et non plus de valeurs, et non plus de société, et non plus d’espérance, et non plus de construction ». En 2016, sans doute n’aurait-il pas changé un mot de ses propos d’alors…

A l’heure où, sommés de dire ce qu’ils feront, et de faire ce qu’ils auront déclaré, les hommes politiques parlent de programmes et dressent des catalogues de promesses, Edgard Pisani et Michel Rocard nous rappellent, chacun à sa manière, que les qualités nécessaires pour conquérir le pouvoir dans notre Vème République ne sont pas les mêmes que celles qu’il faut pour gouverner. Il est vrai que la brièveté des mandats, la pression des médias ne laissent guère d’espace à nos dirigeants. Mais ne seraient-ce que de commodes alibis ? Michel Rocard affirmait que « le court-termisme nous conduit dans le mur »**. Et il ne manquait pas de souligner que si les négociations qu’il avait conduites en 1988 n’avaient pas été gardées secrètes, jamais les accords de Matignon ramenant la paix en Nouvelle-Calédonie n’auraient été signés. Comme si la dictature de l’urgence et l’idéologie de la transparence se rejoignaient pour condamner les gouvernants à l’impuissance et à l’adoption de postures visant à la camoufler. Le courage n’est-il pas de refuser l’une et l’autre ?

Visionnaires, Edgard Pisani et Michel Rocard savaient que l’on ne peut bâtir un projet politique sans conviction et sans valeurs. Et pour l’ancien Premier ministre de François Mitterrand qui maîtrisait, mieux que bien d’autres, les règles de l’économie, la politique ne se réduisait pas à des chiffres, mais elle devait s’inscrire dans l’Histoire. Et il ne manquait pas de le rappeler : encore faut-il la connaître ! A l’heure où se préparent des échéances décisives, on cherche encore la vision, le projet qui, fondé sur des valeurs, pourrait être porteur d’espérance et s’inscrire dans l’Histoire.

La disparition de ces deux personnalités qui savaient ce que signifie être rejeté par sa propre famille nous interroge sur l’incapacité dans laquelle nous sommes de distinguer dans les grands partis politiques les femmes et les hommes qui auraient à la fois un sens aigu de l’éthique, une vision, une capacité à incarner un projet et l’imagination nécessaire pour faire émerger des solutions d’avenir et l’aptitude à en faire la pédagogie. S’ils font défaut, sans doute est-ce dû au fait que le conformisme y est la règle. D’ailleurs, les chemins de traverse empruntés par Edgard Pisani et Michel Rocard ne les ont-ils pas condamnés à l’échec ? Alors, sans doute faut-il voir derrière les hommages qui leur ont été rendus le lâche soulagement de ceux qui ne supportent guère que des esprits lucides, dégagés de toute contingence immédiate, puissent les rappeler à l’essentiel. Et gardons à l’esprit que si conquérir le pouvoir est une étape importante, l’exercer pour bâtir l’avenir en est une autre. Et celui-ci ne se bâtit pas sur des postures, des incantations ou des calculs cyniques, lesquels se paient tôt ou tard. Au prix fort.

* Cette interview réalisée avec Dominique Gerbaud a été publiée dans La Croix datée du 20 mai 1978. Nous avions interrogé Edgard Pisani qui, député gaulliste en mai 68, avait voté la motion de censure contre le gouvernement de Georges Pompidou.

** Dans une interview au magazine « La Vie » en mars 2015.

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Une réponse à Pisani et Rocard : leçons pour 2017…

  1. GAYET Anne dit :

    Merci, Bruno, pour cette évocation, et aussi cette réflexion sur la nécessaire mise à distance qui permet à tout commentateur, témoin, de donner à réfléchir, loin des formatages de l’immédiat et de l’infidélité.

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