L’exil en partage

Il y a la misère. Celle qui épuise les vivants dans un combat de chaque jour pour survivre. Celle que l’on lit dans les yeux des enfants, ces yeux si grands dans des visages émaciés, sur des corps amaigris par la faim. Cette misère qui corrompt le présent et détruit l’avenir. Les jeunes savent que rester c’est se condamner à ne pas vivre. Alors, ils quittent leurs villages, là où même les animaux ont les yeux tristes ; ils abandonnent les bidonvilles où le désespoir se conjugue au présent et le futur au plus qu’imparfait. Ils défient la chaleur implacable du désert et les abîmes de la mer qui les engloutira peut-être. Ils rassemblent les économies de toute une famille pour prendre la route du nord, celle de tous les dangers. Parce que c’est celle du rêve, toujours préférable à l’impasse de la désespérance. 

Il y a la haine. Cette haine du quotidien qui multiplie les tracasseries et oblige à se justifier sans cesse d’être là. Cette haine qui crée des citoyens de seconde zone, ceux qui découvrent de jour en jour que de nouvelles mesures les frappent et leur rendent la vie plus incertaine en raison de leurs origines ou de leur foi. Cette haine qui  rejette leurs enfants des écoles, qui transforme de paisibles voisins en bourreaux. Cette haine qui pousse au départ parce qu’elle prépare les déportations, et les massacres à venir.

Et puis, il y a la guerre qui répand le feu et la mort, mutile les hommes et viole les femmes, transforme de paisibles villages en champs de ruines. Alors ils partent sous les bombes, laissant derrière eux des jardins et des prés devenus champs de bataille, des maisons éventrées, des écoles incendiées. D’Ukraine ou de Syrie, du Sahel ou du Darfour, du Yémen ou d’Erythrée, ils rejoignent la cohorte immense de ceux qui fuient aussi la violence aveugle de nationalistes enragés, la répression de dictateurs sanguinaires ou de religieux fanatiques.

Aujourd’hui, dans le Haut Karabagh, leurs vies sont menacées. Alors ils partent, abandonnant la terre de leurs ancêtres à ceux qui veulent les rayer de la carte du monde. Ils ont quitté les rives verdoyantes de leur passé. Ils sont partis laissant derrière eux la mémoire millénaire de leur peuple gravée dans les pierres, sachant que bientôt les traces de ce passé seraient effacées par les conquérants.   

Comme la sinistre comptabilité de ceux dont la mer devient le tombeau, les images de ces files des damnés de la terre suscitent notre émotion le temps d’un reportage. Compassion fugitive bien vite balayée par d’autres soucis de notre quotidien. Alors, constatant que les ONG et les états peinent à les accueillir dignement, nous restons les spectateurs navrés de notre propre impuissance.. 

Ils ont tout laissé derrière eux. Ils n’ont pour tout bagage qu’un maigre cabas et des souvenirs trop lourds plein la tête. Ils n’ont que l‘exil en partage. Et, trop souvent, notre indifférence…

 

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