Jacques Chirac ou les nostalgies françaises

Depuis jeudi et l‘annonce de son décès, tout a été dit ou presque sur Jacques Chirac. L’homme du refus de la guerre en Irak et celui du discours du Vel-d’Hiv ; l’universaliste passionné de culture et qui le montrait si peu ; l’animal politique à l’énergie inébranlable bâti pour conquérir le pouvoir et pour l’exercer ; l’héritier d’un système décrié qui trouvait ses racines dans un monde qui nous semble aujourd’hui si lointain, qui a tiré parti de toutes les failles de ce système au point de confondre l’interdit et le toléré ; et l’infatigable séducteur si macho qu’on le disait franchouillard, comme pour mieux l’excuser de ses inévitables dérapages…

Et puis il y a l’homme qui aimait les gens. Celui qui, tout technocrate qu’il était, savait arrêter sa voiture – et celles qui le suivaient – pour entrer dans un bistrot de campagne en milieu de matinée et demander qu’on lui prépare un en-cas (une omelette, une assiette de charcuterie arrosées d’une bière…) sous les yeux ébahis de la tenancière de l’établissement et des quelques clients plongés dans la lecture du quotidien local ou affairés à une partie de dominos…

Ce qui le rendait si singulier et qui explique le tour inhabituel qu’ont prises les heures qui ont suivi l’annonce de sa mort, c’est précisément ce mélange qui a fait de lui l’un des derniers « grands fauves » de la politique capable de cumuler les mandats, d’être à l’aise aussi bien dans les coulisses des grandes institutions internationales que les pieds dans le purin dans la cour d’une ferme de Corrèze ou d’ailleurs ; de maîtriser des dossiers complexes, d’user ses partenaires dans des négociations bruxelloises qu’il menait infatigablement jusqu’au bout de la nuit, comme de se mettre à l’écoute des doléances d’une retraitée, d’un agriculteur ou d’une mère de famille. Et puis il était à la fois homme de convictions irréductiblement hostile à la peine de mort et habile tacticien, chef de parti impitoyable, autant que père désemparé devant la tragédie de sa fille, ou l’homme incapable de vivre hors des palais de la République qu’il avait servie tant d’années et avec une telle énergie…

Tout cela semble aujourd’hui si complexe, si paradoxal parfois, que ses successeurs nous en semblent de pâles imitations. Le premier n’en avait retenu qu’une philosophie de l’action au point de ne se soucier aucunement des fractures qu’il provoquait. Le second, pâle technocrate, n’est resté que le commentateur désabusé de sa propre impuissance. Le troisième enfin, arrivé au sommet sans jamais s’être confronté aux préaux d’écoles, aux marchés et autres comices agricoles, a appris à ses dépends combien n’être que le meilleur risque de vous faire paraître arrogant.

Pour avoir suivi Jacques Chirac quelques années durant ma vie professionnelle, je peux témoigner de diverses facettes de son personnage. J’ai eu à commenter sa gestion de l’héritage gaulliste et quelques étapes – pas toujours reluisantes – de sa conquête du pouvoir. Mais, comme beaucoup de ceux qui l’ont côtoyé, je retiens quelques anecdotes parce que celles-là l’ont rendu plus attachant que nombre de personnalités qu’un journaliste politique est conduit à fréquenter. Il y a cette fille d’une collaboratrice de la mairie de Paris dont il s’enquiert du résultat au Bac et ayant appris son succès, sort discrètement de sa poche une carte de visite, lui écrit un mot de félicitations et glisse dans l’enveloppe un billet pour fêter ça avant de confier le tout à sa mère. Il y a ce responsable départemental du RPR dont il apprend que l’épouse est à l’hôpital et qu’il appelle pour prendre de ses nouvelles et lui soutenir le moral comme celui de ses petites filles. Il y a ce journaliste – peu suspect de chiraquisme – qui l’avait interviewé à plusieurs reprises et qu’il appelle pour lui redire son estime et son affection alors même que celui-ci est entré dans un centre de soins palliatifs quelques jours avant sa mort…

Jacques Chirac, c’était tout cela : les petits arrangements entre amis, les accommodements avec la légalité autant qu’une rare capacité d’attention aux femmes et aux hommes qu’il rencontrait et une exceptionnelle ouverture sur le monde. Peu importe qu’il ait été de droite ou de gauche ; peu importe qu’il ait parfois trahi les espérances que nombre de français avaient mises en lui ; peu importe qu’il ait été le premier Président de la République à avoir été condamné par la Justice. Il reste celui qui aura, à la fois, traversé des décennies dont nous idéalisons aujourd’hui collectivement le souvenir, et incarné les défauts et les élans de grandeur du pays qui est le nôtre.

C’est pour cela qu’aujourd’hui il lui est beaucoup pardonné. Parce que c’est sans doute de tout cela dont nous avons aujourd’hui la nostalgie.

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Une réponse à Jacques Chirac ou les nostalgies françaises

  1. Anne Gayet dit :

    En effet, Bruno, il s’agit d’un temps révolu, pourtant annonçant déjà le glissement de la fonction vers toujours plus de communications, avec chez Chirac ce paradoxe étrange mêlant la pudeur et l’hubris, chez un mégalomane comme tous les leaders qui ne pouvait oublier tout à fait l’enfant un peu « trouble maker » qui ressurgissait parfois. C’est sans doute ce curieux patchwork qui attendrit les Français. Chirac, si loin, si proche.

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