Ils ont fait sécession !

Nous pensions être regroupés derrière le même drapeau, sous la même devise : « Liberté – Egalité – Fraternité » ! Il n’en est rien : nous découvrons peu à peu tous ceux qui, silencieusement le plus souvent, de façon tonitruante parfois, ont fait sécession. A leur corps défendant, encore que pas toujours…

Le mouvement ne date pas d’hier. Voyez ces déclassés, les rejetés d’une société qui ont la rue pour horizon et la misère pour compagne quotidienne. Un accident de la vie, un travail précaire, des ruptures familiales ou professionnelles les ont relégués, condamnés à devoir survivre en dépendant d’aides publiques et de la solidarité de citoyens et d’associations. Seul le fil ténu de cette solidarité qui ne tient qu’au bon vouloir des uns et des autres les retient amarrés à une société qui, dans son ensemble, préfèrerait détourner le regard, les condamnant à l’invisibilité. Ceux-là ont fait sécession malgré eux.

Voyez ces quartiers désertés par les services publics, les médecins, les commerces qui ont plié bagage après de trop nombreux actes de malveillance, des violences, et dans lesquels la police même hésite à s’aventurer. Au fil du temps une loi qui n’est pas celle de la République s’y installe. C’est celle des dealers ou des imams salafistes radicalisés, entre loi du plus fort et charia. Une loi qui profite de la désertion de la République, de l’impuissance des politiques publiques et du laisser-faire d’élus locaux aveugles ou dépassés quand ils ne font pas preuve de complaisance…

Regardez enfin aujourd’hui, les irréductibles parmi les « gilets jaunes », ceux qui ne croient ni les élus ni les médias, qui ne font plus confiance au gouvernement et au Président de la République. Les promesses tardives, les tentatives de dialogue après tant d’années d’aveuglement n’y feront rien. Seule demeure en eux la rage, cette envie d’en découdre qui les rend sourds aux appels au calme, aveugles face à la détresse de ceux dont ils perturbent la vie au risque de les conduire à la ruine. Persuadés qu’il n’y a pas d’avenir désirable pour eux et leurs enfants, ceux-là ne croient plus qu’en eux mêmes, en la force de leur mouvement. Au point de s’enliser dans une spirale infernale…

Pauvres abandonnés à leur misère, habitants de ces quartiers que l’on a qualifiés de « territoires perdus de la République », squatters fluo de nos ronds-points, tous ont en quelque sorte subi une relégation qui les met à l’écart. Mais…

… Mais il y a aussi ceux qui ont l’Europe pour terrain de jeu et le monde pour horizon ; ceux que n’effrayent ni les langues ni les cultures différentes de la leur. Ils sont, plus que d’autres, par naissance ou par formation, davantage prêts à affronter les incertitudes de l’avenir. Ils disposent pour cela d’armes qui ont pour noms diplômes, compte en banque, réseaux… Ceux-là invoquent la nécessaire adaptation de notre pays aux défis du monde, à une économie ouverte, à l’urgence climatique, aux mouvements migratoires dont ils savent que rien ne les arrêtera. Bien au chaud, claquemurés parfois derrière les digicodes de leurs immeubles, ils n’ont pas vu, pas compris que le rythme du monde auquel ils s’étaient habitués laissait loin derrière ceux qui n’ont pas plus l’aptitude que les moyens de suivre le mouvement. Ils n’ont jamais voulu faire sécession. Ils ont la bonne conscience de ceux qui pensaient que notre pays était suffisamment compliqué comme ça, qu’il ne fallait pas, en plus, lui faire prendre un retard irrattrapable. C’est parce qu’ils sont dans le peloton de tête, parce qu’ils ne se soucient guère de ceux qui sont à la peine qu’ils ont fait sécession d’avec le reste de la société. Peut-être à leur corps défendant, mais sécession tout de même.

Et puis il y a enfin ceux qui invoquent la devise républicaine, mais qui ont oublié ce que les mots de Fraternité et d’Égalité veulent dire. Se considérant au dessus des lois, au fil du temps, ils se sont recréé des privilèges. Ceux-là ont fait sécession par opportunisme ou par cynisme. Ils regardent les retardataires avec mépris, les considérant sans doute comme des catégories en perdition au vent de l’histoire. Peu leur importent les souffrances, les dégâts humains, économiques, territoriaux que cela peut engendrer. Pour eux, la politique et les lois importent peu : les frontières n’existent pas et ils savent développer toutes les stratégies financières, fiscales, patrimoniales leur permettant de se mettre à l’abri.

Et la politique dans tout cela ? Face à un État à la fois hypertrophié et incapable de se réformer en profondeur, elle est devenue impuissante à imposer de nouveaux mécanismes de régulation. Aujourd’hui, elle reste désarmée face à des entreprises cyniques (on l’a encore vu cette semaine avec la fermeture de l’usine Ford en Gironde), et inefficace quand il s’agit de définir au niveau européen des règles renforçant la protection sociale. Lionel Jospin alors Premier ministre en avait déjà fait le constat en 2000 lorsqu’il avait déclaré à propos de licenciements chez Michelin : « l’Etat ne peut pas tout ». Une phrase qui lui avait coûté fort cher lors de l’élection présidentielle de 2002. Mais surtout, un constat qui montre qu’une partie de l’économie avait déjà fait sécession, ne se souciant plus guère des soubresauts de notre vie politique.

Il aura suffi d’une conjonction de faits qui, isolément, auraient pu sembler anodins, pour que les fractures de notre société apparaissent enfin au grand jour et que s’exprime dans la violence une colère trop longtemps retenue. Notre guerre de sécession est commencée. Rappeler ce qui fait notre bien commun ne suffit plus. Où sont ceux qui sauront le redéfinir ? Où sont les artisans du dialogue ?

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Une réponse à Ils ont fait sécession !

  1. Tu poses les questions essentielles, à tel point qu’en te lisant mes yeux s’embuent.
    Pour moi, même ceux en qui je croyais encore un peu se sont délités, décomposés face à la réalité décapante, chaotique, désespérée et indéniable portée par les Gilets Jaunes.
    Je lis en ce moment ce livre terrible et passionnant de Roland Gori: « La nudité du pouvoir » qui commence par ce conte où un enfant pousse ce cri, fracassant toutes croyances, toutes postures: « Le roi est nu ! ».
    Après un tel cri entendu par tous, révélé à tous, que peut-il advenir de nos châteaux de cartes ?

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