Un « lien à réparer », un lien à bâtir…

Il n’est pas rare que des couples, qui se séparent après de longues années de vie commune, parviennent peu à peu à laisser de côté leurs griefs. Ils se retrouvent alors dans une relation apaisée et partagent ensemble, avec leurs enfants, des moments de bonheur comme de tristesse. Il en est un peu de même pour l’Eglise et l’Etat qui ont partagé des siècles durant, une histoire riche d’intérêts communs, de passions et de conflits, de confrontations et de déchirements. Et, depuis la loi de séparation de 1905, ils tentent – non sans difficulté parfois – de retrouver une relation apaisée.

Alors, quand, le 9 avril dernier aux Bernardins, le Président de la République estime que « le lien entre l’Eglise et l’Etat s’est abîmé » et qu’il « importe de le réparer », certains y voient une provocation et d’autres, un calcul opportuniste. Provocation pour ceux qui considèrent que depuis 1905 et la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat, on ne saurait rétablir le moindre lien entre eux. Calcul opportuniste pour ceux qui considèrent son discours comme une tentative de récupération d’un électorat catholique désorienté depuis l’élection présidentielle de 2017.

Contentons-nous d’observer que la séparation introduite en 1905 n’a pas fait disparaître tout lien entre l’Eglise et l’Etat. Ne serait-ce que parce que des siècles de vie commune ont laissé dans l’organisation de notre société des traces que nul ne peut nier. Rappelons aussi à ceux qui voient dans la loi Taubira et la « Manif pour Tous » la seule cause de ce lien « abîmé », qu’il y en a eu bien d’autres ; car après la loi de 1905, il y a eu la confiscation des biens de l’Eglise, les inventaires, les expulsions de congrégations religieuses… Autant d’actes de la République qui n’ont pas facilité l’apaisement, lequel a nécessité quelques décennies. Puis le temps a passé, d’autres tensions ont affaibli ce lien, tandis que, dans le même temps, les catholiques sont devenus minoritaires et se sentent parfois agressés ou méprisés. C’est donc ignorer l’histoire ou n’en avoir qu’une vision simpliste qu’estimer que 1905 a en quelque sorte fait table rase du passé et que, depuis lors, l’Eglise catholique aurait quitté la scène publique.

Mais, si l’on prend un peu de recul, l’essentiel du discours d’Emmanuel Macron est ailleurs. Il est dans le regard qu’il porte sur « l’urgence de notre politique contemporaine » dont il affirme qu’elle est « de retrouver son enracinement dans la question de l’homme ou, pour parler avec Mounier*, de la personne ». Impossible d’avancer sur cette question, a-t-il observé, « sans croiser le chemin du catholicisme ». En effet, si le christianisme creuse cette question, davantage que d’autres religions, c’est parce qu’il est une religion de l’incarnation : celle d’un Dieu qui se fait homme et, par là-même, nous invite à reconnaître la part sacrée de la personne humaine. Avant Emmanuel Macron, tant d’autres en politique, y compris au sommet de l’Etat, l’ignoraient ou semblaient ne pas le comprendre !

Le lien à réparer entre l’Eglise catholique et la République se situerait donc là : dans une tentative de remettre la personne humaine au cœur des préoccupations de l’Etat, de l’économie, de la société dont elle est le plus souvent absente. Sans doute objectera-t-on que le libéralisme économique et l’humanisme ne font pas toujours bon ménage. Mais à l’inverse n’oublions pas que l’individualisme triomphant n’est qu’une conception réductrice d’un humanisme mal compris. Cette vision de l’homme survalorise l’expression de son moi, l’enferme dans l’affirmation de désirs à satisfaire, le condamne à n’être qu’un agent économique consommateur, et, au bout du compte, évacue la part sacrée de la personne. Ce faisant, l’individualisme ne parvient plus à penser la justice, mais ne recherche que l’égalitarisme ; ne conçoit la liberté que comme la possibilité de satisfaire des désirs sans limites, et enfin n’aborde la fraternité que de manière incantatoire pour mieux l’évacuer car ce mot laisse supposer que nous avons le même Père… Cet individualisme serait-il donc incompatible avec notre devise républicaine ?

D’ailleurs, comment ne pas voir dans cette dérive de l’humanisme à l’individualisme l’une des contradictions d’une gauche qui s’affirmait social-démocrate et était tout au plus libérale sans parvenir à être sociale ; d’une gauche dont l’ultime raison d’être était de s’engager dans une course effrénée pour satisfaire les désirs-revendications de minorités au nom d’une soi-disant égalité ? Comment ne pas percevoir ici l’une des causes du grand malentendu entre la gauche et les « chrétiens de gauche » qui se sont fait instrumentaliser dans des stratégies de conquête du pouvoir et qui se sont retrouvés marginalisés et méprisés une fois le PS au pouvoir, lorsqu’ils tentaient de faire entendre leur voix ?

Dès lors, Emmanuel Macron pouvait s’adresser aux catholiques en leur demandant de « faire à la République le don de leur sagesse, de leur engagement et de leur liberté ». Cet appel est le contraire d’un encouragement au communautarisme, parce qu’il n’est ni une invitation à rejoindre son camp dans un quelconque courant « catho-macroniste », ni à constituer un parti mauvais remake de la démocratie chrétienne d’autrefois. Il invite les catholiques à investir le corps politique pour y instiller la singularité d’une réflexion, et d’une vision de l’homme. Un apport qui ne serait en rien une démarche « injonctive », pour reprendre le terme d’Emmanuel Macron, mais la démarche « de l’humilité de ceux qui pétrissent le temporel », d’acceptation de la confrontation au réel, de ces « tensions éthiques entre nos principes, parfois nos idéaux, et le réel ». Au fond, il invite les catholiques à mettre les mains dans le cambouis, à ne pas cantonner leur action à l’engagement au service des plus pauvres et des plus faibles, mais à prendre leur part dans la rénovation de notre société et dans la construction européenne, laquelle doit déjà tant à de grands noms du catholicisme. Il les invite ainsi à bâtir un nouveau lien avec la République.

Ce qu’il en attend ? Sans doute rien moins qu’un supplément d’âme, une manière de redonner du sens à la politique. Mais ne nous trompons pas. En leur lançant un défi, Emmanuel Macron ne dit pas aux catholiques qu’ils auront pour autant partie gagnée tant en matière de bioéthique que pour ce qui concerne l’attention aux plus pauvres et aux migrants. Mais en retrouvant leur place dans un dialogue républicain, toute leur place ni plus ni moins, les catholiques contribueront utilement à la réflexion collective. Une manière de dépasser le sentiment négatif que donne à certains d’entre eux la perte du statut de religion dominante. Une manière aussi de donner la réplique à ceux qui les tiennent pour quantité négligeable ! Et de ce seul point de vue, nul doute que ce discours d’Emmanuel Macron marque un tournant dans les rapports entre la République et les catholiques de France.

* Emmanuel Mounier (1905 – 1950), philosophe chrétien, influencé par Henri Bergson et Charles Péguy. Il a fondé la revue Esprit. Après la guerre, il participe activement à la réconciliation franco-allemande et contribue à l’essor des idées européennes.

Ce contenu a été publié dans Billets, avec comme mot(s)-clé(s) , , , , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Une réponse à Un « lien à réparer », un lien à bâtir…

  1. François dit :

    Tout à fait d’accord. L’enjeu est la question de l’humain, pas seulement sur le registre individuel ou familial, mais, plus largement, dans sa dimension collective, c’est-à-dire politique. A l’encontre de la tentation trop fréquente de voir dans la religion une source de division et de conflit (les religions historiques en apportent malheureusement de nombreux exemples), le témoignage chrétien sera de favoriser une réconciliation entre groupes sociaux qui tendent à se séparer. C’est là qu’une contribution des chrétiens est la bienvenue.

Répondre à François Annuler la réponse.