Convergence des luttes ou convergences des causes ?…

Le « Grand soir » fait toujours rêver ! Alors, à quelques semaines du cinquantième anniversaire de mai 68, certains agitent le spectre d’un printemps révolutionnaire, en s’efforçant de capitaliser (un gros mot pour eux !) sur les conflits sociaux. En théorisant sur la « convergence des luttes », ils rêvent de voir se mêler cheminots et étudiants, personnels hospitaliers et navigants d’Air France dans un combat qui viendrait enfin à bout du gouvernement et du capitalisme qu’ils exècrent. Mais pour qu’il y ait convergence des luttes, encore faut-il savoir ce vers quoi elles pourraient converger. Or, le moins que l’on puisse dire c’est qu’en la matière, le flou demeure !

Les cheminots mènent un conflit aux objectifs confus et mal compris par les Français car visant, tout à la fois, à défendre le caractère public de l’entreprise à laquelle ils appartiennent, à refuser la logique de la concurrence, et à défendre les avantages liés à leur statut. Dans les universités, c’est la sélection que refusent des mouvements étudiants minoritaires mais suffisamment actifs pour paralyser des facultés. Dans les hôpitaux et les EHPAD, les personnels combattent une absence de moyens et une logique comptable qui aboutissent à un sous-effectif entrainant souffrance au travail et parfois maltraitance pour les patients comme pour les personnes âgées. Chez Air France enfin, le conflit porte sur les rémunérations.

Quels points communs entre tous ces conflits ? Les uns s’opposent à des réformes envisagées par le gouvernement, les autres expriment un ras le bol face à une situation qui n’a cessé de se dégrader depuis des années. Quant aux derniers, ils réclament de meilleurs salaires.

Si l’on regarde de plus près les motivations de chacune des catégories concernées, on pourrait faire observer que non seulement il n’y a pas convergence, mais qu’au contraire, les intérêts peuvent apparaître contradictoires. Ainsi, entre les cheminots pour lesquels l’Etat verse 3,2 milliards d’Euros pour le financement de leur régime de retraite et les personnels des EHPAD qui ne parviennent plus à faire face à leur mission dignement faute de moyens, il n’y a pas vraiment convergence d’intérêts. Bien sûr, appliquer le principe des vases communicants n’est pas envisageable. Et pas question de remettre en cause l’engagement de l’Etat à l’égard du régime de retraite de la SNCF ! Mais de là à imaginer des solidarités inébranlables entre les uns et les autres, il y a un pas que seuls les adeptes du « grand soir » peuvent franchir.

Au surplus, si les Français restent encore bienveillants à l’égard des cheminots, ils n’en sont pas moins très majoritairement critiques vis à vis de leur statut et des avantages qui en découlent. Ils sont ainsi plus sensibles à l’équité entre salariés qu’à l’idée de défendre les avantages dont bénéficient certaines catégories (et qui, d’ailleurs, ne sont pas remis en cause !). De plus, s’ils se sont tant bien que mal organisés pour faire face aux premiers jours de grève, la prolongation de la pénurie de trains, la désorganisation qui en résulte risquent fort de les conduire – à plus ou moins brève échéance – à un rejet de ce mouvement. Si les cheminots espéraient gagner la bataille de l’opinion, pas sûr que ce soit le bonne manière de procéder !…

Les étudiants, quant à eux, refusent tout mécanisme de sélection à l’Université. Et l’on se demande avec qui ils pourraient espérer une convergence, sauf à considérer qu’en réclamant que soit octroyée à tous la note de 10 sur 20 aux examens qui ne peuvent se dérouler normalement, ce serait faire comme ceux qui, après un conflit, réclament le paiement de leurs jours de grève : plus petit commun dénominateur, en quelque sorte…

Mais soyons sérieux : s’il y a un point commun, il est ailleurs ! En effet, à la SNCF, dans les hôpitaux, les EHPAD et les universités, nous voilà confrontés aux conséquences d’une incapacité des précédents gouvernements à résoudre plus tôt les problèmes auxquels nous sommes confrontés. La SNCF vit depuis des années sous perfusion, tandis que l’erreur stratégique du « tout TGV » autant qu’un modèle qui s’est figé dans le temps, rendent nécessaire une réforme trop longtemps différée.

Dans l’université, une même absence de discernement a aujourd’hui des conséquences absurdes. D’un côté l’augmentation du taux de réussite au bac* ne pouvait qu’accroître mécaniquement le nombre de prétendants à l’entrée en faculté. De l’autre, le refus de toute idée de sélection a conduit au mécanisme absurde et profondément injuste de l’inscription par tirage au sort dénoncé à juste titre l’an dernier.

Observons aussi que l’augmentation du taux de réussite au bac a eu, contrairement à ce que pouvait espérer son initiateur, des effets pernicieux : baisse de niveau (il suffit de lire certains documents émis par les étudiants grévistes pour en faire le constat accablant !), taux élevé d’échec et d’abandon en cours d’études, dévalorisation des diplômes obtenus… tout cela ne pouvait que créer de la frustration chez nombre d’étudiants. Sans compter les diplômés qui ne parviennent pas à monnayer leur formation sur le marché du travail… Au nom du refus de la sélection perçue comme une injustice, le système fonctionne au détriment de l’égalité des chances et pénalise d’abord les étudiants issus de catégories sociales défavorisées. Tragique méprise !

Dans les hôpitaux et les EHPAD, n’ont été anticipés ni la technicité grandissante des soins, ni la démographie médicale et la désertification qui en résulte, ni le vieillissement de la population et le risque dépendance… Or, faute de revoir le fonctionnement et le financement de notre système de santé, des pans entiers de notre Etat-providence sont aujourd’hui menacés…

Fallait-il se voiler la face alors que des chemins de fer aux hôpitaux et aux maisons de retraite en passant par l’université, notre système prend l’eau de toute part ? Faut-il n’avoir qu’une seule réponse : toujours et encore mettre davantage de moyens alors que nos Finances publiques ne le permettent pas ? Faut-il se soumettre à des tabous et ne jamais remettre en cause des organisations et des logiques mises en place à d’autres époques ?

Bien sûr, nul ne peut prédire l’issue de ces conflits sociaux, et la « convergence des luttes » pourrait n’être qu’une simple concordance des temps, une éruption printanière en quelque sorte. Mais à l’inverse de Mai 68 qui a, tant bien que mal, accouché d’un monde nouveau, les mouvements du printemps 2018 pourraient n’être que les derniers soubresauts d’un monde ancien qui disparaît. Et, à défaut de « convergence des luttes », ils mettraient en lumière une certaine convergence de leurs causes, illustrant ainsi la phrase de Sénèque : « Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas, mais parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles »… Bref, à reculer devant l’obstacle, celui-ci devient de plus en plus difficile à franchir !

* Rappelons que Jean-Pierre Chevènement alors ministre de l’Education nationale avait fixé en 1985 un objectif de 80% de réussite au Bac. Objectif ambitieux car celui-ci était alors de 67%. Les 80% ont été atteints en 2012 et depuis, le taux de réussite n’a cessé de grimper pour atteindre 91% pour le Bac général en 2016 !

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