Bienvenue au pays de la délation…

Il aura fallu qu’une actrice raconte qu’elle a été victime d’un prédateur sexuel, qu’elle le désigne nommément, pour que soudain, la parole se libère. Dévoilant au grand jour ce qui, paraît-il, était « bien connu dans le milieu », d’autres ont révélé ce qu’elles avaient également subi. Et l’homme qui, la veille, apparaissait tout puissant se retrouve soudain abandonné de tous et sa carrière de producteur ruinée.

Il avait, dit-on, le pouvoir de faire ou de défaire les carrières de celles qui le sollicitaient. Un pouvoir dont il abusait sur des femmes qui n’avaient d’autre désir que de mettre leur nom au générique d’un film. Après la violence, l’ambition, la soumission, la honte avaient fait le reste, lui assurant des années durant une impunité totale. Jusqu’au jour où…

Aujourd’hui, ces révélations s’accompagnent d’un déchaînement d’une rare virulence sur les réseaux sociaux, aux USA comme en France. Cette affaire après d’autres qui ont, voici quelques mois, mis en cause chez nous l’un des leaders du parti écologiste, produit un effet de ras le bol salutaire. En libérant leur parole, il permet aux femmes humiliées de retrouver leur dignité. Il met aussi fin au sentiment d’impunité dans lequel vivent leurs agresseurs, et pourrait ouvrir la voie à des actions judiciaires.

Pour autant, l’apparition sur Twitter du #BalanceTonPorc destiné à briser l’omerta sur le harcèlement sexuel au travail laisse perplexe. En invitant les femmes à donner le nom de leur agresseur et à fournir des détails sur l’agression dont elles ont été victimes, son initiatrice entre dans la zone dangereuse de la diffamation. Jusqu’à présent, sur les quelques 50 000 tweets comptabilisés dimanche (ce compte Twitter avait été ouvert deux jours plus tôt !), rares sont les femmes ayant désigné leur agresseur, se contentant le plus souvent de raconter des scènes et de citer des propos tenus. Si le risque de poursuites en diffamation reste alors limité, cela instaure cependant un climat de doute quant à la réalité des faits mentionnés en dissociant ces révélations de toute action judiciaire, au risque d’en faire une bulle nauséabonde sans lendemain.

Mais au-delà de la diffamation, le second danger auquel nous expose cette initiative est celui de la banalisation de la délation. Dans un climat d’hyper-sensibilité à l’égard de ce type d’affaires, le tribunal des réseaux sociaux rend inaudible la parole de l’accusé. En quelque sorte, internet se substitue à la Justice, sans en respecter les règles. Car d’un côté, cela prive les victimes de faire reconnaître par un tribunal les agressions qu’elles ont subies tandis que, de l’autre, le passage devant le juge leur imposerait de faire la preuve de ce qu’elles avancent, ce qui est le plus souvent quasi impossible. Au bout du compte, l’infamie, la mise à mort sociale sont inéluctables pour qui se trouve soudain accusé.

Or, s’il s’agit d’un exutoire pour une douleur jusque-là indicible, il n’est pas sûr que cela contribue efficacement au changement culturel profond qui est à l’évidence nécessaire. En outre, ce qui vaut aujourd’hui pour les questions de harcèlement sexuel (comme de pédophilie, d’ailleurs !) pourrait demain s’appliquer à d’autres sujets… Est-on sûr que la suspicion comme mode de traitement de telles déviances permettrait une moralisation de notre société ? Et que cela faciliterait le « vivre ensemble » ?

Sans doute a-t-on oublié que la délation a accompagné les périodes les plus sombres de notre histoire. Sous couvert de patriotisme, elle a fait plus de 200 000 victimes conduites à l’échafaud et à la mort sous la Terreur en 1793. Entre 1940 et 1944, des centaines de courriers ont dénoncé à la Gestapo, aux autorités de Vichy et à la Milice des familles juives, des résistants et d’autres qui ne l’étaient pas. En 1945, l’épuration a parfois répété les mêmes errements, la simple dénonciation octroyant au passage à certains collaborateurs un tardif brevet de patriotisme.

Chaque fois, la haine de l’autre, la jalousie souvent, la lâcheté toujours, ont été les carburants d’un mécanisme indigne et souvent mortel. Chaque fois les principes les plus élémentaires de la Justice ont été bafoués. Avons-nous vraiment envie de redevenir un pays de délation ?

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Une réponse à Bienvenue au pays de la délation…

  1. GAYET Anne dit :

    Bravo, Bruno Voisin, pour cette saine mise en garde. En effet, il y a un espace pour le silence, ou pour la poursuite si la loi est bafouée. Pour le reste, un peu de réserve s’impose, car l’abus de pouvoir ne doit pas être confondu avec la simple « grivoiserie ». Pour ma part, il me semble que le sexisme ordinaire a diminué en tout cas en Europes, au fil des décennies. Reste que la confrontation de codes de comportements différents rend à nouveau la rue difficile. Rappelons ici la dialectique du maître et de l’esclave, quand une femme offensée riposte, – ce qui est toujours possible si elle n’a pas affaire à un géant  » en état de conscience modifiée »-, elle s’expose encore à des sanctions sociales, entre condamnation, victimisation, et culpabilisation. Cela doit relever du domaine privé, ou de la justice, en aucun cas de l’affichage médiatique.

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