Un ministère fantôme place Vendôme ?

Le départ du gouvernement de Christiane Taubira qui agite les éditorialistes et émeut les rangs de la gauche n’est-il qu’un énième bricolage dont l’actuelle majorité présidentielle a le secret ? La cohérence est-elle la seule explication pour cette opération d’exfiltration d’une personnalité dérangeante ? D’un côté, cohérence entre ses idées et son comportement sur laquelle elle bâtit une image tout à son avantage ? De l’autre, cohérence politique d’une équipe gouvernementale trop affaiblie pour s’embarrasser d’un trublion pareil à l’heure où elle entend faire adopter une réforme constitutionnelle et une mesure de déchéance de nationalité contestée par celle qui fut Ministre de la Justice ?

Si ce n’était qu’affaire de cohérence, on pourrait s’en réjouir. Parce qu’après tout, depuis trois ans, on se plaint assez de l’absence de clarté de la ligne politique du gouvernement pour regretter une opération qui vise à lui en donner davantage. Parce que, de la même manière, la cohérence de comportement de nos personnalités politiques nous semble trop rare pour ne pas être saluée. Il reste que l’on verra bien si cette fois Christiane Taubira est partie pour retrouver durablement sa liberté de parole – c’est à dire au-delà de ses « Murmures à la jeunesse » publiés ce lundi – ou si elle accepte de se voir attribuer prochainement une fonction confortable qui la contraindrait à un certain devoir de réserve et, au surplus, lui interdirait de concourir pour la présidentielle de 2017…

Mais cette affaire est également symptomatique de la place qu’occupe désormais le Ministère de la Justice dans notre galaxie républicaine. Une place sur laquelle on ne peut que s’interroger tant elle semble se réduire d’année en année. Il y a dix-huit mois, nous avions assisté à une OPA inamicale du Ministère de l’économie sur un secteur jusque-là réservé à la Chancellerie : les professions juridiques réglementées. Emmanuel Macron à qui l’Elysée avait laissé les mains libres, s’était emparé avec gourmandise d’un projet de réforme de ces professions, en faisant comprendre à la Ministre de la Justice qu’elle n’avait plus son mot à dire à leur sujet. Et dans le débat qui s’en était suivi, le silence de Christiane Taubira avait été assourdissant : alors que la bataille avait jeté dans la rue avocats, huissiers et notaires, elle avait déserté le front, lui préférant sans doute les délices de la poésie dont elle est friande.

Les attentats de janvier et de novembre 2015 ont jeté un éclairage nouveau sur son ministère. Tandis que certains s’étonnent à juste titre que des repris de justice condamnés pour faits graves et multirécidivistes puissent en toute liberté reprendre leurs activités criminelles, la préoccupation sécuritaire et l’état d’urgence écartent la magistrature du rôle qui devait être le sien. Qu’on ne se méprenne pas : on a beau dénoncer le laxisme qui serait la marque de la politique pénale de Christiane Taubira, ce constat ne date pas de son arrivée place Vendôme. Car voilà des années que l’on assiste à la lente et inexorable relégation du Ministère de la Justice.

Parmi les fonctions régaliennes de l’Etat, celles qui ne peuvent être déléguées – la Défense et la Diplomatie, la Police et la Justice – force est de reconnaître que cette dernière manque de moyens, de reconnaissance et de perspectives. Et quand, de Jacques Chirac à Manuel Vals en passant par Nicolas Sarkozy, d’anciens ministres de l’Intérieur occupent le devant de la scène politique, ils gardent de leur passage Place Beauveau une oreille plus attentive au discours des policiers qu’à celui des magistrats. Rien d’étonnant alors que, dans l’état d’urgence et dans les projets du gouvernement, la magistrature n’ait qu’un rôle de figurant, et le Ministre de la Justice celui de porte-voix du Premier ministre… Pourtant, notre système démocratique repose sur un subtil équilibre et sur la séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. Que ce dernier s’efface, et c’est tout l’édifice qui est affaibli.

La Place Vendôme reste un lieu prestigieux. En raison des marques de luxe qui l’occupent, sans doute. Mais prenons garde à ce que, pour la République, elle ne devienne l’adresse d’un ministère fantôme ?

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