Voter ”utile” et perdre son âme…

On ne pouvait y échapper ! L’éparpillement des électorats de droite comme de gauche conduisent, à quelques jours de l’échéance, à la multiplication des appels au ”vote utile”. En d’autres termes, un vote qui abandonnerait les ”petits” candidats, ceux qui ne peuvent espérer faire mieux que recueillir entre 2 et 5% des voix, au profit de ceux qui s’approchent ou dépassent 10% des intentions de vote. Bien sûr, notre démocratie présente cette particularité de permettre à des groupuscules rassemblant quelques centaines de militants à peine de participer à la course à l’Elysée. Et ce faisant, de disposer d’une tribune sans commune mesure avec leur poids politique réel. Mais il y a comme une sorte de mépris de la part de ceux dont l’injonction semble nous dire : ”fini de jouer, passons aux choses sérieuses !”

 Alors faut-il s’y résigner ? Et pour quelles mauvaises raisons ?

A droite, le vote ”utile” serait de se tourner vers le polémiste qui, depuis des mois, ne cesse de donner des coups de buttoir à une société déjà bien fragile, sans s’être montré capable d’endosser les habits de présidentiable. Tout cela afin de hâter une recomposition de la droite. Pour atteindre cet objectif, il lui faut ”siphonner” l’électorat de Valérie Pécresse et démontrer ainsi qu’il n’y a plus d’avenir pour la droite modérée. L’objectif exprimé sans détour est de mettre un terme au ”cordon sanitaire” qui sépare encore cette droite et la droite extrême, lequel conduit encore ses électeurs à se refuser à voter pour Le Pen. Bien évidemment, cette recomposition ne se ferait qu’autour des thèses qu’il développe. Ceux qui ont vécu comme une blessure la campagne de 2017 et l’échec de François Fillon, ceux qui éprouvent depuis lors du ressentiment, estimant que la victoire qui leur était due leur a été ”volée”, sont évidemment visés par cet appel au ”vote utile”. A l’évidence cependant, céder à cette tentation serait signer l’arrêt de mort de cette droite modérée. Ce serait la livrer pieds et poings liés entre les mains de ceux qui n’ont aucun scrupule à réécrire l’histoire et à travestir la réalité. Ce serait accepter de camoufler derrière une apparence de ”bon sens” des projets profondément anti-démocratiques et en rupture complète avec les valeurs de notre République.

Eric Zemmour, par la radicalité de son discours, par la haine savamment distillée tout au long de sa campagne, a fourni à Marine Le Pen une apparence de respectabilité. Faudrait-il aujourd’hui tomber dans l’ultime piège qu’il nous tend ?

Le même mécanisme est à l’oeuvre à gauche. Traumatisés par le souvenir du 21 avril 2002 et l’échec de Lionel Jospin, meurtris par le naufrage du Parti socialiste en 2017, par la vacuité des idées et la calamiteuse campagne d’Anne Hidalgo, nombreux sont les électeurs de gauche pour qui, aujourd’hui, le ”vote utile” serait de mettre un bulletin au nom de Jean-Luc Mélanchon dans l’urne. Sans doute rêvent-ils ainsi de bousculer la prophétie du second tour annoncé Le Pen-Macron. Une manière d’exorciser cette fatalité, comme si ce bulletin de vote était un gri-gri doté de pouvoirs magiques ! Mais ont-ils oublié la part active que ce même Mélanchon a prise dans cet effondrement ? Sont-ils aveugles au point de ne pas voir que sa complaisance constante à l’égard des communautarismes de tout poil va à l’encontre de l’universalisme républicain ? Ne l’ont-ils jamais entendus affirmer qu’il préférait Poutine ou Castro à Angela Merkel, preuve de son aversion pour la démocratie ? Ont-ils la mémoire courte au point de ne pas se souvenir qu’en 2017, il avait répugné choisir entre Macron et le Pen au second tour ?

Oui, la gauche est orpheline. Lui faut-il pour autant se livrer dimanche à cet homme qui n’a de cesse que de vouloir imposer sa loi ?

Cette question du ”vote utile” qui est aussi celle du moindre mal en politique, se pose parce que l’alternative que l’on nous annonce n’est guère enthousiasmante, reconnaissons-le. Mais, et c’est une nouveauté, elle se pose cette fois en d’autres termes. C’est la conception que l’on a de la démocratie, sa survie même qui sont en cause. Pas les étranges considérations politiciennes auxquelles se se livrent ceux qui en appellent à cette manière de se déterminer. A droite comme à gauche, la question du ”vote utile” peut donc aujourd’hui se résumer en une formule : faut-il accepter de perdre ou se résigner à perdre son âme ? Et la poser ainsi, c’est déjà y répondre…

 

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