Requiem pour un monde qui s’effondre ?

Il est revenu le temps du malheur sur notre continent. Le temps où le fracas des bombes étouffe les pleurs des enfants dont les rires se sont tus. Où des femmes et leurs nouveaux-nés meurent broyés sous les décombres d’une maternité frappée par un missile. Où des vieillards atterrés revivent le film de leur enfance en regardant les maisons de leur village en flammes. Des femmes et des hommes fiers de leur nation ont pris les armes pour défendre leurs villes. Des corps sans vie attendent d’être jetés dans des fosses communes sans que nul ne puisse faire mémoire de leurs noms, tandis que dans la cave d’un immeuble, une violoniste privée d’orchestre improvise un concert pour ses voisins réfugiés dans la lumière blafarde de cet abri. Des couples se séparent, redoutant cet instant où ils vont emporter à jamais le goût de ce dernier baiser ; craignant que leur étreinte ne soit celle du dernier À Dieu. Et des milliers de visages épuisés laissent couler leurs larmes après avoir parcouru des centaines de kilomètres et atteint la frontière où des mains tendues leur disent que la fraternité n’est pas un vain mot.

La guerre nous semblait d’autant plus irréelle qu’elle était lointaine, réservée à l’Afrique ou au Moyen-Orient. Aujourd’hui, elle frappe à notre porte. 

Comment ne pas être saisi par ce malheur qui défile quotidiennement sur nos écrans ? Comment ne pas être solidaire d’un peuple debout face à l’envahisseur ? Comment ne pas saluer le courage de ceux qui, à  Saint Petersbourg ou à Moscou, osent rompre le silence et défier le maître du Kremlin ? Avons-nous oublié qu’avant Kharkiv, Marioupol, ou Mykolaïv, il y avait eu Alep, Palmyre et tant d’autres villes martyres ; que nous occidentaux, avons voilà quelques mois, laissé l’ombre de la terreur s’installer à Kaboul ? Avons nous oublié que nous avions fermé les yeux et nos frontières devant des flots de réfugiés venus de Syrie, d’Irak ou d’Afghanistan, du Darfour ou du Mali, fuyant la guerre et les persécutions, la famine et la misère ? Avions-nous renoncé à l’exigence de fraternité qui figure pourtant aux frontons de nos mairies ? 

Demain, à la guerre qui se déroule à quelques centaines de kilomètres de nos frontières, s’ajouteront la flambée des prix et les pénuries alimentaires dont seront victimes les plus démunis, chez nous comme de l’autre côté de la Méditerranée. Nos démocraties ont tout à redouter des émeutes de la faim qui les ébranleront comme elles ont marqué le début des ”printemps arabes” qui se sont le plus souvent tragiquement terminés. Saurons-nous alors partager un peu de ce pain qui manquera à tant de nos frères humains ? Saurons-nous renoncer à la torpeur satisfaite de nos égoïsmes, à ce confort douillet qui affaiblit nos corps comme il assoupit nos consciences ?

Les temps nous invitent à la lucidité pour tirer les leçons de nos erreurs passées, renoncer à notre arrogance et ouvrir les yeux sur les changements du monde qui s’opèrent devant nous. Ils nous invitent à l’humilité pour reconnaître nos faiblesses et cesser de nous croire autorisés à donner des leçons de morale à tous. Ils nous invitent à la fidélité aux valeurs qui ont été les nôtres et avec lesquelles nous avons trop souvent trouvé des accommodements peu glorieux. Ils nous invitent enfin à la vigilance pour ne pas tomber dans les pièges que nous tendent à la fois les autocrates, les apprentis dictateurs et les apôtres de la bien-pensance.  

A Kiev, des femmes et des hommes nous donnent une leçon de courage. Aurons-nous seulement celui de faire des choix exigeants pour que l’effort ne repose pas, une fois de plus, sur les épaules des plus fragiles ? Saurons-nous montrer que nous avons la force morale d’affronter les épreuves à venir en retrouvant l’esprit de solidarité qui, aujourd’hui, fait tant défaut à nos sociétés ?  

Oui, c’est la paix du monde qui se joue en Ukraine, aux frontières de la Pologne, de la Moldavie et des républiques Baltes. Avec elle, c’est un peu de l’avenir de la démocratie qui se joue à Kiev et à Odessa. Mais c’est notre avenir qui se joue dans la manière dont nous serons capables ou pas de prendre notre part aux changements du monde. Dans un futur proche, il nous faudra choisir : sombrer ou faire preuve de force d’âme…

 

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