Fin d’année à l’EHPAD…

Ils ont été ce que nous sommes. Ils sont ce que nous serons. Les voilà, voûtés, le pas hésitant, la silhouette fragile, les mains tremblotantes, cachés dans des résidences où ils font l’objet de l’attention de ceux à qui nous les avons confiés. Leurs yeux étonnés traversent un présent qu’ils ne comprennent plus. Leurs regards s’illuminent lorsque par bonheur un visage aimé, trop longtemps attendu, les rejoint pour une heure ou deux avant de les laisser seuls avec ce trésor qu’est le souvenir de ces moments volés au trop lent écoulement des jours. Et pourtant…

Pourtant, ils gardent au fond de leur mémoire tant de richesses à partager. Histoires d’un passé qui nous dirait le rude bonheur des temps anciens. Douces évocations des amours enfuis, des tendresses disparues, des printemps lumineux où il faisait bon flâner le long d’une rivière, des soirées d’hiver où l’on savait se blottir au coin du feux en repoussant l’heure où il faudrait rejoindre un lit froid et humide. Témoignages des heures sombres qu’ils ont traversées avec leurs regards d’enfants, ces heures qui ont déchiré le pays, où la violence, le feu et le sang ont fait prendre la mesure du prix de la liberté. Ils sauraient mieux que quiconque vous raconter la légèreté d’un soir de 14 juillet ; les congés payés qu’ils n’ont pas connus, eux dont le travail de la terre exigeait leurs bras et leur sueur ; les bonheurs partagés une fois les moissons rentrées ou lorsqu’une bête avait été bien vendue. Ils vous raconteraient la vie de leurs villages rythmée au son des cloches qui leur donnait les heures autant que les nouvelles. Des nouvelles légères et joyeuses comme celles des baptêmes et des mariages, tristes comme le glas qui leur annonçait le décès d’un ancien, graves comme le tocsin qui les appelait à combattre le feu ou leur avait annoncé la guerre. Ils vous raconteraient l’excitation des jours de marché, les palabres à n’en plus finir pour se plaindre du temps qu’il fait, de la pluie attendue ou de la fièvre qui a emporté un veau nouveau-né. Ils vous réciteraient les prières qu’ils n’ont pas oubliées, le catéchisme de leur enfance auquel ils restent attachés comme les dernières certitudes auxquelles peut se raccrocher leur monde qui semble prendre eau de toute part.

Oh, ils ne sont pas de ceux qui vous diraient « c’était mieux avant ! ». Ils savent trop la rudesse de la vie de leurs parents, de celle qu’ils ont vécu. Ils savent trop le prix des vies usées par le travail. Leurs mains crevassées disent trop les morsures du gel, le froid de l’eau, la terre qui les a meurtries jusqu’au sang. Ils savent la lente économie qui leur a permis de s’offrir un meilleur chauffage, le luxe des toilettes dans la maison, et ils se souviennent encore de leur étonnement lorsqu’ils ont pu prendre leur première douche, eux qui, jusque-là, se lavaient sommairement devant une cuvette. Et que dire de l’irruption de la télévision dans leurs foyers qui leur a fait découvrir un monde qu’ils ignoraient, qui les a projetés dans une communauté planétaire autant qu’elle a atomisé leurs communautés villageoises. Et puis, ils l’ont vu de près, cette misère qui a emporté trop de leurs amis. Cette misère dont ils n’auraient jamais imaginé devoir se plaindre. Et d’ailleurs, à qui ? Non, ce n’était pas mieux avant !

Alors, ils restent là, sans se plaindre non plus de leur sort. Ils savent que leurs enfants ont des vies compliquées ; que l’éloignement, le travail, le rythme trépidant et les exigences de la vie moderne ne laisse guère de place pour eux dans le quotidien de ces enfants et petits-enfants. Ils ne les jugent pas. Résignés, ils acceptent. Ils se souviennent pourtant qu’il ne leur serait pas venu à l’esprit de reléguer leurs propres parents dans une de ces résidences où ils finissent leurs jours. Ils les gardaient chez eux, leur confiant des tâches à la mesure de leurs faibles forces : des légumes à éplucher, une poule à plumer, un enfant à garder, un clapier à réparer, le feu à raviver dans le poële… Ils n’étaient pas inutiles, tant s’en faut. Jusqu’au jour où ils ne parvenaient plus à se lever et s’éteignaient doucement.

Aujourd’hui, ils prennent parfois la mesure de leur inutilité. Bouches à nourrir, corps à laver et à soigner. Esprits à distraire pour échapper à l’ennui et rompre la monotonie des jours. Ils savent qu’ils doivent faire d’autant moins de bruit que les soins qui leur sont apportés ont un coût que l’on aurait tôt fait de leur reprocher…

Inutiles, ceux à l’égard desquels la dette est immense ? Chacune d’elles, chacun d’eux, à sa mesure, a contribué à bâtir une paix et une richesse dont nous avons à peine conscience. Chacune d’elles, chacun d’eux a peiné, s’est privé parfois de l’essentiel pour que rien ne manque aux siens. Pour offrir le meilleur à ceux qui lui survivraient. Ils sont là, témoins d’un passé que nous avons relégué au loin de peur qu’il ne nous fasse comprendre la vanité de notre mode de vie et les errements de notre monde.

Une fois de plus, ce soir, un verre de mousseux et quelques friandises clôtureront un repas meilleur que d’habitude. De la musique et des chansons d’autrefois qu’ils reprendront en chœur parce qu’ils ne les ont pas oubliées, les distraira de l’interminable attente qui est la leur. Et demain, après-demain, au début de la semaine prochaine la vie reprendra son cours. Et avec elle, ces heures creuses auxquelles ils se sont résignés faute de pouvoir partager plus souvent l’amour et la tendresse qu’ils gardent intacts en eux.

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